Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Écrits de Marc Hodges
Écrits de Marc Hodges
Visiteurs
Depuis la création 98 770
Archives
2 octobre 2012

La mémoire et la mort

L’odeur de la rhubarbe fraiche, qui vient d’être coupée, tige encore ruisselant de l’eau que révèle son écorchage et me vient immédiatement en bouche son goût d’acidité verte qui fait grincer les dents et l’image d’un jeune garçon qui était dans ma classe, nous devions avoir autour de six ans. Je vois parfaitement une partie de la scène, nous sommes dans un jardin potager, probablement celui de ses parents, il fait beau, nous venons d’accéder au jardin entouré d’un grillage par quelques marches car il est surélevé par rapport à ce qui doit pourrait tenir lieu de rue mais qui dans notre insignifiant village ne peut être qu’un chemin. Je suis en culotte courte, chemise dans le pantalon tenu par une paire de bretelles. Je porte un béret. Mon compagnon est plus flou, je ne parviens à me souvenir ni de ses vêtements, ni même de son visage. Je crois qu’il s’agit d’un des garçons Bouissou, René sûrement qui avait trois ans de plus que moi. Il va vers les immenses feuilles de rhubarbe, en coupe une sur une assez longue tige, l’épluche avec un canif, partage la tige en deux, mange sa part et m’invite à faire de même. Je n’ai encore jamais goûté la rhubarbe fraiche, ma bouche s’emplit aussitôt d’une acidité verte, l’émail de mes dents semble frotté de papier de verre.

La madeleine de Proust. N’en parlons pas car cette odeur de rhubarbe ne me ramène pas à la plénitude du vécu, seulement à des images et quelques sensations. Cette odeur est à jamais lié à ce moment particulier dont pourtant je sais que je ne retrouverai jamais ni l’intensité ni la plénitude. Elle est aussi pour moi une odeur de mort, aussi la mort m’est à jamais liée à l’acidité. La mort m’est acide, la mort m’est verte et douloureuse aux dents car René, quelques mois plus tard devait mourir de méningite. Ce fut à la fois la première mort qui n’était ni abstraite ni hagiographique, à une époque où la guerre avait fait de la mort le personnage principal d’une scène historique, René fut mon premier mort réel, plus encore, alors que la mort semblait ne concerner que des personnages adultes, mythiques comme l’était cet oncle Maurice que je n’ai jamais connu, mon premier mort, enfant qui plus est, le premier mort auquel je pouvais m’identifier; le premier mort que j’avais regardé vivre, que j’avais aimé, dont j’avais la voix dans l’oreille, le premier mort que j’avais touché. La rhubarbe me rappelle à jamais la fragilité des destins humains auquel j’étais, pour le première fois, confronté.

Ma mémoire ainsi se construit d’images disparates, d’odeurs, de fragments sonores comme les chansons populaires dont mon père était un insatiable amateur et qui ont enveloppé mon enfance et, même si elles n’intéressent personne d’autre que moi, ont façonné ma vie. Chacune d’elle est pleine de sensations, de frissons, de parfums, chacune m’évoque, de façon plus ou moins floue, quelque chose. Aussi sont-elles indispensables à cette espèce de recension à laquelle, avant de disparaître — pourquoi l’usage du simple verbe « mourir » m’est-il si difficile ?—  je me suis promis de me livrer comme si l’évocation de ce que je fus, cette tentative absurde de recoller des fragments du puzzle de ma mémoire pouvait avoir la capacité à retenir le flux du temps. Écrire n’est certainement qu’un prétexte, au bord du gouffre abyssal dont la profondeur inconnue m’effraie, affronté à l’impensable qu’est pour moi la fin de toute pensée, je me raccroche à la dérisoire illusion de ce qui a été.

Publicité
Commentaires
Publicité
Derniers commentaires
Publicité