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Écrits de Marc Hodges
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20 juin 2016

Désir d'amnésie

De temps en temps, quand la météo est maussade ou mauvaise, je me réfugie dans le passé car l’avenir ne présente désormais plus pour moi qu’un horizon d’attente proche. Je fouille alors au hasard dans la masse de documents divers — brouillons, manuscrits achevés ou inachevés, coupure de presse, caisses de photographie — qui ont lentement transformé ma mémoire et ma maison en une vaste brocante où je me perds. Cette fouille fait inévitablement remonter à la surface des événements plus ou moins oubliés mais, de toutes façons brouillés, car ils ne constituent que des traces infidèles de ce qui a été et que ma mémoire, au cours du temps, n’a cessé de modifier. J’ai ainsi retrouvé récemment, bizarrement conservé dans une de ces petites enveloppes qui, autrefois, servaient à envoyer des cartes de visite, une photo, assez floue, noir et blanc, de mon grand-père en train de pêcher au bord d’un ruisseau qui, aujourd’hui me paraît minuscule. Son éternelle cigarette au coin des lèvres, il est vêtu d’une veste de chasse dont le capuchon recouvre sa tête ce qui me laisse penser que, le jour où la photo a été prise, il pleuvait. Il tient sa canne à pêche de la main droite, porte des cuissarde et semble totalement absorbé par sa mouche qui est hors du cadre de la photo. Je ne sais pas qui a pris cette photo, peut-être moi mais je n’en ai aucune certitude, ni où exactement, le seul indice étant ce ruisseau minuscule au cours plutôt calme et l’abondance de la végétation qui suit son tracé. Rien de spectaculaire ni de particulièrement remarquable et pourtant, comme tout fragment de fait venant compléter la faiblesse de ma mémoire, elle m’a profondément bouleversé. Je ne pouvais m’empêcher de penser à toutes les occasions manquées dans mon existence, à tous ces instants qui, pour une raison définitivement perdu, ont décidé de prendre cette photo-là et non une autre. De quelle émotion a-t-elle pu venir ? Qu’avait de particulier ce moment pour que, au milieu de centaine de milliers d’autres, il ait été jugé si important pour être ainsi repêché du flot incessant du temps ? De combien d’autres occasions manquées est-il le reste, plus exactement le signe figeant définitivement mon grand-père dans un de ses gestes de pêcheur. Je ne peux ainsi regarder aucune photo sans un profond sentiment de perte me demandant à chaque fois  ce qui a été définitivement perdu avant ou après elle. Chacune me procure un petit sentiment de joie mais, bien davantage, un profond sentiment de regret : je me demande à chaque fois ce que j’ai bien pu manquer et, par suite, ce que j’aurais pu faire pour que les événements soient différents. Notre vie nous vit davantage que nous ne la vivons : nous ne maîtrisons rien, le temps nous emporte comme une rivière en crue qui charrie des cadavres ou des objets abandonnés devenus dérisoires dans leur abandon aux courants. Et la mémoire, nécessairement imparfaite, ne suffit pas à restaurer les pertes. Les quelques balises que nous retrouvons au travers des objets retrouvés ne font ainsi que rendre encore plus cruelle l’immensité des pertes. Le plaisir approximatif du souvenir est totalement contaminé par les souffrances de tout ce à quoi nous avons dû renoncer pour nous souvenir un petit peu. Pourquoi ne puis-je pas être amnésique ?

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