Du virtuel au réel
Karine écarte les
lamelles grisâtres des vieux stores vénitiens déformés isolant la fenêtre de
son bureau, regarde rêveusement passer les énormes flocons de neige surgissant
d’un ciel si noir qu’il semble empaqueter les immeubles de verre et d’acier. La
rue étant trop peu large, elle ne peut, de son dixième étage, voir que les
bureaux maintenant vides de l’immeuble d’en face et leur vide l’attriste.
Elle se décide, revient à
son fauteuil, cherche dans son ordinateur quelques uns des multiples jeux qui y
traînent, évite les nombreux casinos virtuels où, après avoir communiqué son
code de cybercash, elle pourrait, si elle en avait le désir, perdre ou gagner
beaucoup d’argent, choisit une partie collective de Scrabble, en français.
Sur son écran s’affiche
une série de lettres : EENSCIC ainsi qu’un sablier qui se vide. Elle
propose : SCENE, mais c’est un joueur d’Atlanta qui, ayant, le premier,
proposé SCIENCE, gagne. Une autre série de lettres…
Peu à peu, elle se laisse
absorber par la stimulation du jeu qui, ne lui laissant guère le temps de
songer à autre chose, renvoie au second plan sa mélancolie. Le fait de jouer
avec d’autres, même si ces autres ne sont que virtuels, ne sont peut-être même
que de simples machines destinées à appâter le chaland, lui donne le sentiment
de ne pas être une exception, d’appartenir à une forme de communauté humaine
avec laquelle elle partage quelque chose.
Elle n’est pas la
meilleure — loin de là — certains joueurs, doivent être des habitués. Le
premier classé, notamment, connecté depuis le Maroc, semble inapprochable… Elle
n’est pas non plus la plus mauvaise : sur quatre cent vingt-trois
participants, dans la dernière partie, ses résultats en temps réel la classent
cinquante-troisième. La dernière proposition qui s’affiche est: SAAEDNR.
Elle réfléchit, tourne les lettres en tous sens: SARIN, SARAN, SARDE,
DARSE… Dans sa tête, les lettres font une sarabande infernale, sa pensée est
tellement tendue dans sa lutte contre le sablier que ses tempes sont
douloureuses: SARDON, mais il n’y a pas de “O”, SARDINE, mais il n’y a
pas de “I”, SARDANE… rapidement, elle tape SARDANE.
Pourtant, elle n’a pas
gagné, n’est que deuxième, le joueur du Maroc est encore arrivé en tête. Un
mordu certainement. Un peu fatiguée, elle se laisse aller à rêvasser: il
y a dans cette série quelque chose qui la chiffonne. Elle ferme les yeux, se
concentre… “SARIN”, ce mot lui dit quelque chose, elle l’a vu récemment. Dans
la matinée… Elle en est certaine. Karine quitte le jeu, demande à son
ordinateur de retrouver, dans les fichiers du jour, le terme “sarin”.