Vallongue, 15 heures 49
De loin en loin, un bout de pré cerne une lavogne
desséchée. L'espace paraît soudain sensible, clair et liquide, comme une chose
que l'on pourrait absorber, boire. André Pagès rêve que l'acuité sensible des
jours est une bénédiction, il a besoin de compagnons vivants. Autour de lui, le
paysage est désolé: pas de végétation, mais des pierres, des pierres… La plaine
ne se termine qu'au ciel. L'exaltation que provoque en lui la profondeur
orgueilleuse de sa solitude est contaminée par la certitude de l'ennui qu'il
éprouve à vivre. Il veut une langue qui dirait l'indicible. La trame du présent
s'entretisse indescriptiblement pour lui avec le passé. André Pagès est parti
sans avoir eu le temps de dire adieu à personne. Le monde le possède et c'est
ce qui l'éprouve. Car penser, c'est penser à la mort… La contemplation du
paysage lui est une ascèse, il voudrait qu'il existe un lieu où le temps
triomphe de son inanité. Les champs sont minuscules et fragiles.
André Pagès sait trop de choses qui ne comptent pas, hésite
entre plusieurs solutions, avance, songe, s'attarde, se retourne, sent, se dit
douter sérieusement de l'existence et tente toujours de se prouver qu'il est
bien vrai qu'il vit. Le chemin rouge sang ouvre sa cicatrice dans le paysage, le
ciel luit comme une enfilade de perles d'azur. Il s'éloigne, marche. Près de
lui un arbre frissonne. Il ne vient personne, il faut tout mettre au passé…
C'est un lieu d'adieux. Tout est solitaire, le temps ici a son poids
d'éternité. André Pagès ne peut se laisser distraire par les à-côtés. La nature
lui apparaît ainsi vaguement hostile. Paysage moucheté, terre, vert-noir, gris
pierre, étalé, étiré sur d'intenses bandes. Le silence est si pur!