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Écrits de Marc Hodges
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7 février 2009

Discussion politique

Wilfrid vit d’expédients, petits boulots divers qu’épisodiquement — car il ne veut pas s’épuiser — il glane ça et là: débarrasser un grenier, tailler des haies, porter les achats d’une vieille dame, distribuer des tracts publicitaires dans les boîtes aux lettres, récupérer des vieux papiers ou des chiffons, assister les récupérateurs d’objets abandonnés dans les décharges, aux différentes saisons cueillir des pommes, des fraises, des laitues, des noisettes, des pommes de terre, des poires, cueillir tout ce qui peut se cueillir à un moment ou l’autre, faire la manche (rarement car il n’aime pas se donner en spectacle), vider les troncs d’église (mais il a presque abandonné cette activité devenue de moins en moins rentable avec la montée générale de l’athéisme et du jumentfoutisme général). Il a même quêté pour de faux aveugles, des orphelins imaginaires, des femmes abandonnées, simulé les manchots… Il est peu d’activités qui lui aient échappé.

En ce moment, devant la gare routière, il distribue un journal gratuit qui parle en quelques lignes sobres et anonymes d’événements aussi intéressants que ceux de la veille, évoque des faits aussi sensationnels que la découverte d’un énième galion englouti ou le vol d’un bijou inca en or dans un musée d’une ville d’Amérique du sud, relate les derniers discours de quelques hommes politiques dont il n’a rien à foutre, les promesses toujours aussi peu tenues du dernier Président de la République, les manifestations quelque part d’une usine qui ferme quelque part et détruit quelque part quelques vies, les dernières escroqueries des derniers nouveaux riches dont la nationalité varie au cours du temps sans que les faits eux-mêmes différent.— Tu vois, dit-il à Momo (c’est ainsi qu’il appelle un nommé Maurice Morel) qui distribue à côté de lui un gratuit concurrent, nous autres nous n’avons rie à foutre de tout ça, la vie glisse sur nous comme une pluie de printemps… — C’est beau ce que tu dis, l’admire Momo, et c’est vrai en plus, je ne sais même pas qui sont ces mecs dont parlent ce canard que je distribue. — Des choses qui se passent, paraît, des ragots, du jus de poubelle, paraît que ces choses se sont passées, parfois même par ici… C’est ça la presse, ça nous dit ce qu’on devrait penser, comment on devrait vivre, qui il faudrait croire, pour qui voter… — Moi je vote jamais ! — Moi non plus… Et pour qui je voterais, pourquoi ? Aucun intérêt ça ne changera pas ma vie. — T’as raison, renchérit Momo, nous autres, les petits, personne ne nous voit, on est comme les souris dans ce fromage. Y a que quand on gêne qu’on s’aperçoit qu’on existe.

Il tend un journal à une vieille dame qui le prend et le remercie d’un sourire : — Tu vois, dit Wilfrid, la vieille, elle prend mon canard parce qu’il est gratuit et peut-être qu’il lui sera utile pour se torcher car pour le reste… — Tu l’as lu ? — Tu déconnes ! Pour quoi faire, pour voir où a couché la dernière femme du Président, quelles pognes elle a serré, comment qu’elle s’habille ? — Moi non plus, je les lis jamais, pourtant je les distribue presque tous les jours. Toutes ces tonnes de papier qui ne parlent que de l’engraissement des bourgeois, de leurs boîtes de nuit, leurs bagnoles, leurs potes, les people comme ils disent, ça m’épuise. Parlent jamais de nous… — Ne nous connaissent pas. On est invisibles je te dis, sauf si on crève sur un banc public, ça, ça fera bien cinq lignes quelque part. — Sauf si y a un incendie de forêt, un tremblement de terre, une avalanche, un attentat, n’importe quoi qui fasse de l’image… — T’as raison, nous nous ne faisons pas de l’image. — Même si on se peint en rouge, dit momo, on n’est pas assez visibles. — On devrait tuer quelqu’un ! — Même pas, dans leurs feuilles un meurtre chasse l’autre, faudrait faire tueur en série… mais ça prend du temps… Puis j’ai pas besoin d’être visible. Tu crois qu’ils nous voient les mecs qui prennent nos journaux ? I nous voient pas… Nous sommes des bornes, des présentoirs, un truc qui bouge un peu. D’ailleurs, y a qu’à poser les journaux là. Tu verras, ça change rien. Viens, on va s’en jeter un. — T’as raison.

Ils partent pour le bistro du coin.

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