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Écrits de Marc Hodges
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17 mars 2016

La mort du père

Cette topographie, à elle seule, était source de conflits permanents mais, de plus, l’année 1929, où se situait l’anecdote qui va suivre et que je n’ai jamais oubliée, n’était pas non plus indifférente car parfois la petite histoire et la grande se télescopent. Beaucoup l’ont oublié depuis mais 1929 fut, en France, une année de répression du parti communiste : 17 juillet, perquisitions au journal l’Humanité ; 19 octobre inculpation des 154 membres de ce parti pour complot contre la sécurité de l’État. Or mes voisins, libraire et tailleur, se disaient communistes, affirmation étrange, osée et curieuse dans ma petite ville qui abritait deux séminaires (un grand et un petit) un évêché, trois écoles religieuses, deux confréries de pénitents, une cathédrale et un grand nombre d’églises ainsi que de statues religieuses fichées ici et là dans ses murs. Ils devaient être à peu près les seuls spécimens de la cité et mes grands parents, comme d’ailleurs tous les habitants du quartier les considéraient un peu comme des pestiférés. S’était installé, entre eux et le voisinage, une tension injustifiée car, en ce qui concernait leurs comportements, si ce n’est qu’ils ne fréquentaient aucune église, ne décoraient pas leur vitrine au passage des processions religieuses et refusaient de participer au denier du culte, n’avait rien de vraiment différent du comportement de la plupart des habitants de la ville. Un jour de la fin octobre, je ne sais plus pour quelle raison, je m’étais disputé avec leur fils cadet qui avait à peu près mon âge et, comme d’habitude, cette dispute s’était terminée en une violente bagarre au cours de laquelle je l’avais fait tomber d’un petit escalier qui, de chez eux, menait à notre petite cour intérieure, chute qui lui avait valu de s’ouvrir très légèrement le front et de s’éclater un peu le nez. Il gueulait et saignait. Vive émotion dans l’immeuble. Cris de toutes sortes. Le grand frère s’en mêle, ma grand-mère s’en mêle, la libraire s’en mêle. Tout ça hurle dans tous les sens et on finit par oublier la cause bêtement enfantine de cette altercation pour s’envoyer à la figure tous les reproches accumulés au cours du temps depuis les cartons de la librairie qui parfois s’entassent dans le couloir, jusqu’aux odeurs des furets de mon grand père élevés dans une petite resserre privée sur le palier du premier étage. On en vient aux insultes fondamentales : — saleté de bolcheviks hurle ma grand mère et même mangeur d’enfants. À quoi répondent les  « corbeaux, culs bénis, valets du capitalisme » de la libraire. Mais, de part et d’autre, le stock d’injures s’épuise assez vite et chacun, à demi persuadé de sa victoire, va se retirer dans ses appartements lorsque la libraire, avant de se retirer rapidement sur son terrain en fermant derrière elle sa porte, s’en prend directement à moi : — Petit salaud, tu n’as pas honte de t’en prendre à plus petit que toi (son fils avait six mois de moins que moi), tu promets, tu es bien le rejeton d’un lâche. Si on a fusillé ton père ce n’est pas pour rien…

Ma grand mère était déjà partie, j’étais seul dans la petite cour et cette phrase me marqua comme au fer rouge : j’en restai ahuri ne sachant que répondre. Moi qui voulait que mon père fut un héros, voilà qu’on le considérait publiquement comme un lâche. De quoi donc était-il ainsi accusé ? L’image que je donnais publiquement de lui et qui me donnait une certaine fierté se déchira soudain et s’installa en moi un doute qui ne m’a jamais quitté : quel avait donc été le comportement de mon père à la fin de sa vie ? Aujourd’hui encore je porte en moi cette question à laquelle, de peur que la vérité me soit difficile, je n’ai jamais cherché à trouver la réponse.

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