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Écrits de Marc Hodges
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28 février 2014

La vérité est toujours multiforme

« X-Sender: ouersighis@birliknet.uz
Date: Thu, 21 Jun 2001 21:21:21 +0200
To: Jean-Pierre BALPE <jbalpe@away.fr>
From: Pierre Ouersighis <ouersighis@birliknet.uz>
Subject: Re: Mail-roman "Rien n'est sans dire", courrier N° 72
 
Je suis certain que Stanislas ne vous a pas toujours raconté les passages essentiels de ses voyages. Je me souviens d’un de mes séjours en Syrie, j’étais à Lattaquié descendu à l'hôtel « Côte d'Azur ». Le nom promet au client d'occident qu'il ne connaîtra aucun dépaysement, l'hôtel est moderne et préfabriqué, la vue sur la mer n'est pas laide. La plage de sable apportée là artificiellement est nettoyée. Il y a des chaises longues et même des Pédalos. J'avais passé la journée avec quelques collègues à visiter l'université et deux ou trois écoles, m'étonnant encore de la profonde inanité de notre action «culturelle» sur les faits et le cours de la vie. Stanislas était venu à Lattaquié, non pour partager nos déjeuners et dîners arrosés d'arak, ou encore nos promenades molles sur une côte sans grand charme, il était venu avec une nommée Zita Avarescu dans le but d'un entretien que je lui avais obtenu avec un vieil industriel reconnu comme le francophile du lieu. J'éprouvais quelque inquiétude et craignais de devoir rencontrer une fois de plus un radoteur nostalgique vantant d'abord les mérites de la France, notre gloire passée mêlée de sa propre jeunesse ; les compliments succédant vite aux reproches sur nos erreurs, présentes et à venir, aux regrets. Ce n'était pas le cas cette fois-ci. L'appartement-bibliothèque de Mikhaël Crizkallah, bien que vaste, contenait difficilement tous les livres, les disques, les meubles et les rêves qu'il avait réunis. A plus de quatre-vingts ans, il accueillait chez lui tout ce que la ville pouvait compter de mélomanes et procédait à des auditions d'œuvres classiques. Il laissait à disposition d'étudiants sa bibliothèque immense et rare, qu'il avait léguée en viager à l'université. Il racontait, hilare, comment il avait chassé la documentaliste, envoyée pour revoir le système de fiches et de cote de ses livres, parce qu'elle ne cessait de lui parler de sa mort à venir, ce qui avait fini par l'attrister. Il parlait un français leste, roulé à la levantine, avec cet accent de jésuite bourguignon mâtiné depuis plusieurs siècles d'intonations et de rythmes arabes. Ce soir là, d'entrée ou presque, Stanislas avait entraîné la conversation sur les rites et les fondements de la religion des Alaouites. Le sujet, en Syrie, est instable, on n'aime guère l'aborder. En ces périodes de fanatisme religieux, d'intolérance et de religion unique, le fait que le président de la République arabe syrienne soit alaouite a sans doute ajouté à l'atavique goût du secret de ce peuple ; on ne sait rien ou presque de lui. En Syrie, les Alaouites habitent la montagne qui longe la côte. La terre est pauvre et à l'écart des axes de circulation. Les gens y sont beaux et accueillants. Les filles ne sont pas voilées. Les Alaouites sont musulmans, mais d'un Islam peu farouche, qui laisse peu de place au culte et à tous les tabous de convenance qui encombrent l'Islam orthodoxe. Leurs mosquées, jusqu'à peu, n'étaient guère des mosquées mais plutôt des lieux de « visite », autour du tombeau d'un cheikh vénéré. Les religions et leurs variantes sont le sujet de prédilection, quoique traité de façon bien romantique, de Stanislas, et ses carnets noirs abondent de notes variées, qui paraîtraient certainement loufoques aux spécialistes de la question. Mais Stanislas n'étudiait jamais que lui-même. Le récit de Mikhaël Crizkallah, narrateur au souffle long et aux effets aiguisés, avait de quoi ravir Zita Avarescu. Je me demande même parfois si le vieil intellectuel chafouin ne l'a pas inventé juste pour lui. La coïncidence est trop frappante. J'aurais préféré que Zita ait retranscrite elle-même ce que Mikhaël Crizkallah nous a raconté ce soir là, car il a été, à cette histoire, d'une plus grande attention que je n'ai pu l'être. »
La vérité est toujours multiforme, il est bien hasardeux de prétendre tout savoir de qui que ce soit : se pourraient-ils que ces deux personnages soient Zita et Stanislas et que je me sois aveuglé au point de ne pas les voir tels qu’ils étaient réellement ? « La vérité est indépendante des faits. Il lui importe peu d'être réfutée. Elle se trouve toujours dépossédée quand elle est proférée. » dit — me semble-t-il — Lawrence Durrell.

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