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Écrits de Marc Hodges
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8 mars 2013

André Pagès ne veut rien savoir du monde

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— XCII —

Saint-Pierre-des-Tripiers, mercredi 30/12/2015, 05:59:35

Lorsque André Pagès s’éveille en ce matin du 30 décembre, sa maison est glaciale. Dans la cheminée, le feu s’est éteint. Maaca, qui ne s’y trompe jamais, s’est terrée, au pied du lit, sous l’édredon rouge mousseux de duvet d’oies. Après une toilette des plus sommaires, André, sur son caleçon et son tee-shirt de Rhovyl, enfile en toute hâte plusieurs couches de vêtements, frotte l’une contre l’autre ses mains qu’il enferme dans des mitaines, s’enroule le visage dans un épais cache-nez de laine, allume sa cheminée. Il met sa cafetière en route. Quand la chaleur des flammes commence à gagner la pièce, il ouvre ses volets. La nuit est encore noire. Le ciel est bouché d’une lourde chape de plomb. La visibilité ne dépasse pas quelques mètres. Dans la nuit, la neige est encore tombée en abondance : vingt, trente centimètres… Cette année est exceptionnellement froide. La neige n’arrête pas. Plus encore que d’habitude, André Pagès est coupé du monde. Inutile de songer à sortir. Si la chute de neige se calme, il pourra, au mieux, commencer à déblayer les alentours de la maison, aller chercher du bois dans le cellier, nourrir les poules, les pigeons protégés du froid par les ballots de paille de la grange. Une fois de plus, si Maaca met le nez dehors, ce ne sera que pour quelques minutes. Il tasse sa longue silhouette longiline dans le vieux fauteuil Voltaire. La journée sera lente et morose.

André Pagès n’a jamais été curieux des nouvelles du monde : ce n’est pas parce qu’il est obligé de rester seul face à lui-même, sans le dérivatif habituel de ses longues promenades dans la campagne que ce désintérêt constant peut disparaître. Il ne regarde jamais les informations de l’une quelconque des innombrables chaînes diffusées en continu sur le réseau, ne lit aucun des journaux, E-zine, webzine, instantanés, résumés de presse dont le nombre, sur le web, s’est multiplié. Il n’est abonné à aucun service de presse. Son univers réel s’arrête au grossier bois de chêne rugueux de sa porte. Au mieux à une bulle de quelques kilomètres autour. Au-delà, le monde est vierge, terra incognita dont André Pagès ne veut rien savoir. Dans leur dédoublement maladif qui partage ses pensées de façon protectrice, seul Jeff s’y intéresse un peu. Encore est-ce de façon virtuelle, presque imaginaire, au travers des seuls flots de données qui transitent par sa coupole-satellite. Une odeur de caoutchouc chaud montant des semelles de ses charentaises tendues vers les flammes de l’âtre, enroulé dans un plaid écossais de laine, confit dans sa chaleur, laissant son esprit rêveur se perdre dans le craquement des bûches, André-Jeff déguste avec lenteur son bol de café brûlant. André Pagès songe. Il pense à ce monde étrange dans lequel, par sa lointaine réclusion volontaire, il est plus spectateur qu’acteur. Ce monde qu’il voit vivre à distance et qui, pourtant, par la seule nécessité de la simultanéité des temps, est le sien. Aurait-il préféré vivre à une autre époque ? Rien n’est moins sûr. André Pagès a quelque chose de l’anachorète. Quelle que soit la civilisation qui l’entoure, il n’aurait aimé ne vivre que dans ses propres frontières. Tout ce que l’homme doit au troupeau le repousse. Son univers est celui de la solitude. Chaque homme ne peut, face au reste du monde, que se faire seul. En cela Jeff-André est un témoin parfait. Comme d’une autre galaxie, il regarde son époque au travers des lunettes déformantes du réseau. Jamais, il ne se sent impliqué.

Même ce qu’il a découvert sur Sarpedon n’arrive pas à faire naître en lui d’autres sentiments qu’une vague surprise ironique: ainsi les hommes sont capables de ça… Ces fragiles petites choses, dont le désert humain qui l’entoure témoigne de l’aspect transitoire, peuvent s’agiter, mourir, se passionner, tuer pour, un temps, occuper le devant d’une scène sans spectateur ? Ironique, du haut de sa montagne vide, André-Jeff regarde les mouvements désordonnés de la fourmilière. Il ne comprend pas leurs motifs. Après tout, qu’importe. Son regard se niche entre les poutres torturées de la pièce.

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