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Écrits de Marc Hodges
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26 novembre 2012

ce qui me constitue

Mon neveu Ronald s’étonne que je puisse rester des semaines entières sans parler à qui que ce soit. « C’est pas possible, on a besoin de communiquer, de parler, même de n’importe quoi. Sans ça on devient fou… » etc. Mais non, je n’ai pas ce besoin. Ce qu’il ignore c’est que ma tête est pleine de voix. Il n’est pas une minute du jour où je ne les entende pas, où je dialogue avec des fantômes, avec des personnes que j’ai connues autrefois ou avec des personnages que j’invente. Je ne sais d’ailleurs parfois pas bien faire la différence. Toutes ces voix m’occupent, imposent leurs thèmes de conversation, leurs styles, au point que j’ai parfois besoin de repos, de les faire taire. La lecture est une bonne solution, l’écoute de mes chansons, l’immersion dans un film… Mais c’est une solution provisoire car, d’autres voix, venues des chansons, des films, de mes lectures viennent alors se joindre à cette conversation générale et incessante. Je sais maintenant que je suis davantage fait de phrases que de chair et d’os, produit de mes innombrables lectures davantage que de mon vécu. Je suis un centon, un agrégat de citations qui font de ma pensée un pot-pourri d’énoncés qui, tout en ne m’appartenant pas vraiment, sont devenues constitutives de mon être et devant lesquelles mes expériences personnelles, aussi originales soient-elles, s’effacent à moins, à leur tour, de se transmuer en de nouvelles phrases. J’ai dans la tête des voix avec lesquelles je dialogue sans cesse, voix sans visages, dialogues sans contextes visuels. Des voix seules: mots et phrases. Parfois j’ai l’impression de renouer avec un dialogue depuis très longtemps entamé, de retrouver un souvenir, de le faire émerger de ma mémoire au hasard d’un mot, d’une impression: un souvenir sonore; parfois, au contraire, ce sont des discussions nouvelles qui s’engagent avec des personnes familières ou des inconnus. C’est comme si, éveillé, je prolongeais un rêve, un rêve sans images.

Ce qui me reste de ma mémoire, ce sont aussi des odeurs, si fortes encore, si présentes mais si difficiles à décrire pour qui ne les a pas déjà ressenties. Odeurs innombrables, envahissantes qui font toute mon enfance : l’odeur humide, verte, à la fois légèrement acidulée et sucrée de l’herbe que l’on vient de couper; celle poussiéreuse, chaude, un peu lourde et si sensuelle des moissons; celle aussi des coques fraiches dont on extrait les noix, proche de certains remèdes et que l’on retrouvait dans le vin de noix de ma grand-mère Mazel, aussi mauvais que son vin d’orange ; celle des poissons, mélange de vase, de fraicheur et de quelque chose d’indéfinissable, à la fois commun à tous les poissons de la rivière et cependant particulier à chaque espèce, l’odeur de la rivière apprivoisée par l’espèce ; celle forte, parfois âcre mais aussi chaude, riche, presque voluptueuse du fumier de vache, si différente de celle sensuelle, attirante, du fumier de cheval ou de celle acide, agressive, répugnante du fumier de porc… Tant d’odeurs qui, à elles seules demanderaient un livre, que je porte encore au fond de mes narines et servent de base, de référence, à toutes les odeurs que chaque jour je rencontre.

Le roman ne peut se contenter d’impressions ou de résumés comme je l’ai fait jusque là. Aussi, bien que je ne veuille pas m’attarder sur mon enfance somme toute banale de petit campagnard vivant dans la solitude d’un village de montagne, je me dois de rapporter quelques anecdotes qui, mieux que les esquisses auxquelles je me suis tenu, à la fois par pudeur et par manque de précision dans mes souvenirs, devraient éclairer ce qu’était ma vie insouciante et comment elle détermina l’ensemble de mon existence. J’y viendrai…

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