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Écrits de Marc Hodges
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5 décembre 2010

Retour

André Pagès repart, avance. Mains tendues devant lui, ferme les yeux : de toute façon la vue ne lui sert presque à rien ; il préfère se concentrer sur ses pieds, ses mains, ses comptes. Quand il arrive à deux cents quatre-vingt pas, il rouvre les yeux, espérant, dans cette blancheur étale où terre, ciel et espace s’annihilent dans une pureté néfaste, capter une ombre quelconque. Ses mains rencontrent alors une surface de pierre gelée : un mur. Sauvé… sur plusieurs kilomètres, pas d’autres murs que ceux du village. Il le longe. C’est celui du cimetière. Il reconnaît bientôt la grille de fer rouillée: il lui suffit de longer le mur pour être dans l’unique rue du village, la prendre sur la droite. Sa maison est à une vingtaine de mètres, au bas d’un pré qu’indique une descente pierreuse. Il ne peut plus se perdre. Un immense soulagement s’empare de lui : on a beau croire ne pas tenir à la vie, l’épreuve des faits oblige à voir clair en soi-même!

Bientôt, après avoir fait tomber la neige collée à ses vêtements, il pénètre dans la pièce chaude. Maaca, devant la cheminée où les bûches rougeoient, est roulée sur le fauteuil dans un vieux chandail de laine, calme, voluptueuse comme à son ordinaire. Lorsque l’air froid extérieur la dérange elle se contente de s’étirer, bâiller pour s’enrouler aussitôt, boule de poils, dans sa position favorite. Lui, il est épuisé, sans même prendre le temps d’ôter son manteau, il arrache son passe-montagne raidi, le jette dans l’évier, s’effondre dans son fauteuil, et, laissant la chaleur l’envahir, se repose un instant… Il a eu peur… Très peur… Il a vraiment eu l’impression qu’il allait mourir bêtement. Seul… Et, ce qui est peut-être plus horrible, sans que personne ne le sache jamais…

André Pagès s’est toujours voulu solitaire, a toujours fui les contraintes de quelque communauté humaine que ce soit ; pourtant, grâce au réseau, il ne s’est jamais senti seul. Aujourd’hui il vient de comprendre pleinement combien il était fragile. S’il était mort, ni Carver, ni Irina, ni Joseph — ces personnages abstraits qu’il considère comme des amis — personne n’en aurait rien su. Il n’aurait plus communiqué avec eux, sans plus… Ils auraient certainement pensé que cela ne l’amusait plus, n’auraient pas insisté; d’autant qu’avec ses stratégies complexes de reroutage, personne n’a aucun moyen de le joindre. Comme la chaleur du feu l’envahit, il quitte son manteau, sa veste, les jette sur son lit, laisse tomber ses lourdes chaussures, ses grosses chaussettes de laine, tend ses pieds ridés de froid vers les flammes de la cheminée, s’enfonce dans son fauteuil, ferme les yeux… Qui sait qu’il vit dans ce village où ne passent plus — rarement, en été — que des touristes randonneurs? S’il avait disparu ainsi, sa vie aurait été inutile. Il n’attend rien des autres, préfère vivre seul mais il a besoin que quelqu’un sache qu’il existe, besoin de ses correspondants, aussi abstraits soient-ils. D’une certaine façon, il fait encore partie de la horde.

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