Joseph
Joseph ne vit que par le réseau. Le réseau le fait
vivre. Par son intermédiaire il gagne l’argent dont il a besoin, un peu pour
lui-même mais surtout pour le village qu’il entretient en grande partie et où
il forme un ou deux jeunes gens capables de prendre le relais. Mais — ce n’est
pas parce que quelqu’un a la bouche fermée qu’on ne peut pas imaginer qu’il a
une dent en or…— le réseau le fait vivre surtout, parce que c’est le lieu où,
bien mieux que dans un livre dont la clôture interdit la continuité, il déploie
dans le temps cette vie imaginaire que tant d’autres considèrent comme vraie.
Sur le réseau, sa famille vit et dure… Rien ne lui interdit d’y faire naître un
nouveau membre, d’ajouter un nouveau venu, d’y célébrer des mariages ou des
enterrements. Qui peut vérifier ? Qui se soucie de vérifier ? Tout
être est une île déserte dont la communauté ne perçoit que les abords.
Joseph quitte son fauteuil de rotin, se sert un
nouveau verre de whisky, fait quelques pas sur sa terrasse, caresse quelques
uns de ses chiens, regarde son mainate perché dans les branches de la treille.
Sous les piliers qui soutiennent la maison, les petits cochons noirs se battent
dans la terre grasse. Joseph ne se demande plus pourquoi il est là, se contente
d’y être, d’y vivre. Comment il y est arrivé est encore une autre histoire, son
histoire… ancienne. Celle dont il ne tient pas du tout à se souvenir, que tous
ses actes tendent à reléguer dans les oubliettes de sa mémoire. Le goût rond de
tourbe brûlée du Lagavullin, plein en bouche, légèrement âcre et chaud,
fortement végétal et terreux, lui donne un plaisir intense. Il ferme les yeux
pour, un instant, n’être que ce pur plaisir… Rien d’autre… Le passé… Le passé n’existe
pas. Il voudrait n’être que présent; par le seul pouvoir de l’imaginaire,
refaire ce monde qu’il exècre. Seul le réseau permet le minimum de
vraisemblance indispensable à son imaginaire pour assurer sa survie.
Sous ses pieds, dans l’espèce de cuisine installée
entre les piliers qui protègent la maison des rats, il entend quelqu’un, une
paysanne certainement, qui s’active à cuire du riz… De la forêt monte une
myriade de cris animaux; du fond de la vallée provient le froissement
soyeux de la rivière. Le temps est immobile, rien jamais ne s’y est passé, rien
jamais ne s’y passera ; tout jour égale tout autre jour. Depuis combien de
temps n’a-t-il pas quitté sa maison autrement qu’en pensées ? Pourquoi
devrait-il la quitter, vers quoi ?