Dans le château des Lacroix-Turpin (03)
Par une astuce de la
baronne, la musique montant de l’oubliette où était enfermé l’orchestre de
jeunes gens à longs cheveux ou coiffures exotiques (crête iroquoise par
exemple), prenait dans ces vieux murs courbes, une sonorité grave et rauque qui
faisait trembler les poitrines. La lourde amplification des basses remuait les
tripes, faisait battre le cœur, menant à la limite du malaise.
Un club privé, réservé
aux dignitaires de la commune ou à son intelligentsia (mot recemment découvert
par la baronne lors d’un séjour chez une amie possédant des livres publiés
après 1950) à seule fin d’en contrôler les affinités, les liaisons, les ébats,
les déviations, les vices et — au besoin — les idées.
Et là-haut, dans la
chambre haute du donjon, une salle basse, voûtée, à sonorité de cathédrale,
froide comme un tombeau malgré les tentures des murs et la haute cheminée de
pierre portant le blason ancestral des Lacroix-Turpin (hure noire sur fond d’hermine
dans chaque canton, écartelés par une croix écarlate, témoignage des
participations héréditaires à toutes les croisades. Un homme vit ainsi là sans
autre contact avec l’extérieur que la vue étroite sur le pays que livre la
fente d’une meurtrière, ne rencontrant que deux êtres : son valet de
chambre (qui entretient la pièce et apporte la nourriture) et, de loin en loin,
le maçon chargé de réaffirmer la stabilité trop âgée de l’édifice. Muet avec le
valet de chambre, il ne parle qu’au seul maçon ; tous deux luttent,
ensemble, de longues heures contre la fissure apparue il y a cinquante ans dans
le mur ouest du donjon et qui, cachée sous la tenture représentant une chasse
royale au temps de Saint-Louis, continue, malgré les innombrables interventions
du maçon, à s’élargir régulièrement d’année en année.