Au Pradal, 18 heures 30.

Il y a quelque chose en lui qui est de demain, et d'après-demain, et de l'avenir, tout ici se fait dans le calme et le temps éternel, il ne vient personne, il faut tout mettre au passé… Bréauté lève la tête: partout résonnent des voix qui prêchent la mort. C'est un lieu d'adieux, il attend avec inquiétude la froideur des nuits.

Devant lui la roche s'arrête brusquement, tombe à pic; des sapins contorsionnés s'accrochent au bord… A l'orée d'un bois, un village. Pierre vert-bleu… Il prend le spectacle à témoin. Il lui semble entendre la pulsation du monde. Le ciel pèse comme un édredon de plumes. Il a toujours ici le sentiment d'une sécurité éternelle. Tout est fait pour retenir. Enfermé dans sa grande cape vert-gouffre un berger est au loin immobile comme un mégalithe. Sur le plateau ondulé comme la mer tout disparaît dans des creux de vagues. Il longe un chemin doublé de buis. Il imagine les vies grevées d’affection, les désespoirs si longtemps tus dont se fait cette nature égoïste, il n'a jamais su trouver un sens précis à sa vie, erre d'une passion à l'autre, s'égare dans le fouillis de désirs temporaires: il avance.

Il n'a d'autre but que de comprendre et de goûter avec ses sens. Il sait l'immensité de ce vide, le malheur de ces déserts; il n'ignore pas qu'il n'aimerait pas que ce paysage soit plus habité ; il a même tendance à dire "envahi". Il entend résonner en lui une langue qu'il ne parle pas. Changefèges, Le Gerbail, La Chaumette, Les Ribes, La Viale, Hures, Champerboux… Autant de sources d'où jaillit le flot des images de son passé. L'avenir n'impose pas son évidence. La trame du présent s'entretisse indescriptiblement pour lui avec le passé.

Il rêve de marcher ainsi, infiniment… Quelque chose le porte en avant. Son cœur lui fait mal. Il n'ignore pas qu'il ne pourrait quitter tout cela et en même temps s'y ennuie. Il vit et accuse mais il n'a rien dit, rien fait, rien représenté, rien revendiqué; il ne possède rien.