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Écrits de Marc Hodges
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28 juin 2006

Le stabat Mater de Vivaldi

La pluie violente et continue de la mousson détrempait le sentier, coulait en ruisseaux des larges feuilles de bananiers sauvages, changeait en éponges les herbes qui lui prenaient les jambes. Mais il était aux anges et ne se souciait pas de cela. Tendu vers son but il ne sentait pas la fatigue, en oubliait presque sa souffrance permanente. Il trempait dans un bonheur nouveau à ce point qu'il lui semblait entendre la musique céleste des séraphins qui, pour lui dont l'imagination n'était pas des plus débordantes, avaient des voix de haute-contre chantant le "pro peccatis suae gentis" du Stabat Mater de Vivaldi. Il faut porter en soi le chaos pour être capable d'enfanter une étoile dansante. Un sommet encore, encore une vallée profonde enchaînant les cascades et il serait dans ce village où, méprisant les folies de ses créatures, Dieu s'était retiré: il parviendrait au paradis. Dans ses hésitations et ses souffrances, Ganançay ne vivait plus que pour cette nouvelle naissance.

Soudain il lui sembla que son lit devenait instable: le bungalow tremblait. Le sol bougeait. Très peu, faiblement, mais suffisamment pourtant pour que remonte en lui cette peur panique qui, depuis plusieurs jours le prenait au ventre. Une fois encore il ne savait que faire: se précipiter dehors, attendre, s'allonger ou courir... Il entendit, sur les passerelles en lattes de bambou, un bruit de pas qui approchaient. La terre ne tremblait pas, l'explication était plus prosaïque: un occupant de l'hôtel rentrait ou sortait, sa marche, sur le pilotis léger qui supportait les chambres, faisait vibrer les cloisons de bois. Étrange est la vie humaine et toujours dénuée de sens: une bouffonnerie peut lui être fatale. Les mains crispées sur la bordure du matelas, il attendit qu'avec le son des pas s'apaise le tremblement. Un autre jeepney vint au lavage. Le bruit de la pompe reprit aussi soudainement qu'il avait cessé. C'était la loi des séries en somme, martingale triste dont il percevait soudain le secret. Depuis plusieurs jours tout était ainsi, les signaux les plus simples perdaient leur cohérence. A quoi reconnaître qu'on est arrivé si on ne s'arrête jamais? La vie dérangeait ses fragiles repères. Il se coucha par terre, la chaleur était déjà étouffante, la sueur coulait de ses membres, il regarda autour de lui. Il se sentait épuisé, vidé par ces quatre jours de marche forcée qu'il avait dans les jambes. Conscient , dans sa solitude, de l'affectation stupide de tout jeu intellectuel, aussi gratuit qu'un débat nouveau sur le sexe des anges, il ne put cependant s'empêcher de penser: «L'homme est entraîné par des tourbillons qui remontent à l'aurore des temps; s'ils prennent parfois figure d'ordre, ce n'est que pour mieux nous emporter. C'est une aiguille aimantée qui ne connaît pas le repos...». La douleur mystérieuse qui, depuis des années, se dissimulait dans son torse avait repris sa place habituelle. Alors il renonça à lutter... Chassant par l'ouverture brutale du jet froid les blattes qui s'y promenaient, il courut se réfugier sous la douche. Imprévisible, lui rappelant l'incertitude de sa condition, le moteur de la pompe alternait silence et tintamarre. Il lui fallait fuir une fois encore. Tout cela lui parut dérisoire: dire qu'il avait fait tant de milliers de kilomètres dans l'espoir de venir à bout de ses souffrances, attiré par ces chirurgiens aux mains nues capables, sans autres instruments que leurs doigts, d'extirper les maux les plus profonds, et qu'au moment où il allait enfin -peut-être...- atteindre son but l'univers tout entier s'était écroulé. Le diable n'est jamais là quand on aurait besoin de lui et l'on finit par ne plus vivre que ce que l'on a en soi. Entre deux aurores une vérité nouvelle lui apparaissait: c'est aux heures noires de l'insomnie, aux heures pessimistes par excellence, que le cœur jette ses plus profonds coups de sonde et atteint la vérité.

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