16 heures au Fraissinet de Poujols
Bréauté se sent la bouche sèche et la
gorge serrée jusqu'à la douleur. Il n'a pas de montre. Espace brun.
Toutes les odeurs d'herbes se mêlent. Il attend… Ses pensées
s'embrouillent. Il comprend les paroles mortes. Stries… Il sent… Terre
brûlée.
La glaise a ici une pudeur extrême. Il entend siffler
dans le vent les discours trop assurés: "paysage magnifique, surtout ne
rien changer, protéger cela, tourisme sélectif, protection,
conserver…", imagine que la mort fait déjà son œuvre. Chaque pierre,
chaque arbre, chaque colline veut se faire reconnaître, témoignage de
quelque ancien passage. Devant lui le ciel caresse lentement la glaise,
derrière lui ciel et terre se fondent, il se sent soudain si fragile.
L'horizon merveilleux équilibre l'espace sur l'espace. Quelque chose le
porte en avant…
Les passions qui l'entourent lui montent à la
tête. Les collines lointaines limitent doucement une steppe jaunâtre.
Ce sera ainsi. Il endosse un à un les vêtements de l'air pur. Sa route
est longue et difficile et il n'est pas encore arrivé au bout. C'est
maintenant qu'il est chez lui! Il ne laisse rien de lui au-dehors.
Bréauté se sent responsable de la beauté de ce monde. De loin en loin,
un bout de pré cerne une lavogne desséchée. Toute accusation avorte
ici. Obliques de rouille. Des champs minuscules emboîtent leur puzzle
de vert-rouille.
Il y a longtemps qu'il a fait retour en
arrière. Il ne connaît pas de règles. Il voudrait n'être qu'un rayon du
jour. Il pense: "Les choses viennent, on ne peut pas les empêcher…
C'est toujours compliqué et délicat de faire revenir les morts, de
souhaiter leur retour…" Il sait trop de choses qui ne comptent pas.
Tout ce qui est inquiétant dans l'avenir lui est plus familier et plus
rassurant que le présent.
Posés ça et là comme des pièces
d'échiquier, des pins minuscules creusent l'espace. Quelques timides
pépiements d'oiseaux éclaircissent ça et là le ciel. Il n'est plus
entouré que d'ombres. Il imagine la présence de jeunes gens, de jeunes
filles. Il s'enfonce toujours davantage dans le ventre mou du causse.
Après d'immenses étendues presque planes, la terre soudain s'effondre
en de profonds ravins abrupts qui marquent les limites des mondes. Il
se dit qu'il n'y a rien à voir dans ce pays, rien de grand, rien pour
les guides mais tout lui parle, il voudrait parler de tout. Il se méfie
du mot recueillement, souffre de toutes les choses et, souffrant
d'elles, en jouit.
L'espace paraît soudain sensible, clair et
liquide, comme une chose que l'on pourrait absorber, boire. Il se
promet de ne pas être dupe de toute cette beauté, de la force apaisante
des lignes, il s'oblige à penser à la mort que cela représente aussi,
mais, malgré lui, une tranquille plénitude le gagne. Bréauté connaît
enfin le bonheur d'être celui qui guette.