La fureur
Il a peur, la peur métastase dans tout son corps, le
parasite, le change. Il ne vit plus que dans sa peur, de sa peur, il est peur,
respire peur, pense peur. Marchant dans les rues, dans cette rue glauque où il
est arrivé il ne sait trop comment, c’est sa peur qu’il voit dans les vitrines
ou dans les flaques d’eau que la pluie a formées emplissant les nombreuses
irrégularités de l’asphalte.
Il fuit sa peur mais elle ne le lâche pas, l’empêche
de faire ce qu’il devrait faire.
Et ça le rend furieux. Furieux de ne pouvoir dominer
cette peur qui souligne le moindre de ses pas, dont il n’ose même pas comment
imaginer qu’il pourrait se défaire tant il est peur. Autour de lui tout est
menace, avertissement, intimidation : ce regard qui pèse un instant sur
lui, cette jeune femme qui, semblant prendre une photo d’une vitrine, capte
certainement son image, cette caméra de vidéosurveillance à l’entrée d’un
immeuble, cette adolescente qui parle dans son téléphone portable, les clients
de ce bar crasseux où il n’ose entrer, ce policier qui semble surveiller un
carrefour, ce chat… oui, même ce chat… ou ces pigeons qui fondent sur lui d’il
ne sait quelle corniche.
Et cette suspicion absolue lui est une douleur car il
enrage de ne savoir y mettre un terme. Tous ceux qu’ils croisent, tous ceux
qu’il aperçoit, même très brièvement, ne peuvent que lui être hostiles. Il sent
monter en lui une rage effroyable, l’envie de crier à tous la haine que la peur
lui inspire.
Il voudrait tant avoir le courage de se battre, se
révolter, être capable de faire front. Il est furieux d’avoir honte, d’avoir le
sentiment d’abandonner sa famille faute d’un courage suffisant pour résister
aux menaces qui les cernent. Il sait qu’ainsi il renonce à l’essentiel de ce
qui, jusque là, le faisait tenir debout, sa certitude d’être. Mais le crabe de
la peur serre son ventre de ses pinces puissantes et sa fureur enfle contre
lui-même et le monde et ces deux sentiments violents, ces deux commotions douloureuses
luttent en lui crispant ses muscles, tétanisant ses mâchoires, l’obligeant à
fermer les yeux sur le monde pour essayer de voir un tant soit peu clair en
lui, pour recouvrer une part, ne serai-ce qu’infime, de sa capacité à voir le
monde pour le maîtriser, s’extraire des tortures vives de sa peur, recommencer
à vivre.
A chaque fois pourtant, c’est sa peur qui triomphe.