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Écrits de Marc Hodges
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19 juin 2006

Amadoria est parfaite

Vous entrez dans la pièce. A votre grande surprise, elle est presque vide. Des murs presque nus, un lino vert d'eau sur le sol jonché de vêtements épars. Il n'y a pas de tableau sur les murs mais, à gauche du lit, monté sur un cadre d'acier mobile qui en fait une sorte de monstrueux paravent, une œuvre de l'intellectualiste italien Martiboni. Sur la table de nuit de droite est posé un ancien poste de radio à lampes. Sur la table de nuit de gauche, une lampe ancienne dont le pied est un pique-cierge en métal argenté. Le mur de droite est recouvert de plaques de liège destinées à isoler la pièce de la chambre voisine, occupée d'interminables va-et-vient nocturnes. Au mur, au-dessus du lit ouvert, entre deux petites lampes alsaciennes, l'étonnante photographie, noire et blanche, étroite et longue, d'un oiseau en plein ciel, surprend par sa perfection un peu formelle. Vous pensez que même quand il fait froid, la beauté d'un ciel bleu reste réconfortante.

Amadoria est dans sa chambre. Elle est vêtue d'une liseuse de soie blanche et porte à l'auriculaire gauche une bague dont le chaton de topaze est taillé en losange. Elle est étendue tout habillée sur son lit, ayant seulement enlevé ses mules. Elle est au téléphone. Il est question, dans sa conversation, d'un incident qui aurait pu être grave: un homme tirait des coups de feu dans son immeuble par suite, semble-t-il, d'une crise de jalousie. Vous respirez à fond pour vous calmer. Jetée sur le lit, une page arrachée d'un quotidien au format tabloïd. Elle porte en titre: "Les amours meurtrières d'un avocat anglais". Elle est datée du mercredi premier octobre 1986. Mais vous savez que les dates n'ont plus beaucoup de sens. Malgré l'excessive peinture de sa bouche, de ses joues et de ses yeux et sa coiffure compliquée, on peut remarquer combien elle est jeune, nouvelle. Quelques dix-sept printemps, pas plus. Amadoria est parfaite, presque trop, ça vous donne des crampes d'estomac. Enveloppée dans une robe aussi grande que la toile d'un cirque, éclatante de blancheur, elle embaume les plantes sauvages et le savon de noix de coco. Sans vous regarder, elle tend la main. Vous lui donnez le paquet que vous a remis Proust. Elle en défait la ganse de ficelle, déplie le papier journal, examine longuement le contenu puis le pose sur la table de nuit. Alors, seulement alors,  elle interrompt sa conversation téléphonique et vous regarde. Vous êtes prêt à défaillir tant le vide de son regard vous blesse. Vous aimeriez tant qu'elle vous accorde une parole, une seule. Elle se lève. Entre dans la salle de bains.

La rage au cœur, vous vous résignez à attendre.

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D
"...à gauche du lit, monté sur un cadre d'acier mobile qui en fait une sorte de monstrueux paravent, une oeuvre de l'Intellectualiste italien Martiboni : etc..."<br /> La vie mode d'emploi - Poche - p.499
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