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Écrits de Marc Hodges
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2 janvier 2013

la volupté du mal

La peur me paralysait, dans nos récits villageois les yeux de vipères étaient ceux des sorcières et ce que j’avais devant moi, c’était le mal, le mal absolu, l’irrationnel, les puissances de ténèbres, toutes les parties maléfiques des récits qui se racontaient parfois dans les veillées. Mon corps était un bloc de glace, mon cœur frappait ma poitrine, ma respiration s’accélérait, mon cerveau ne fonctionnait plus, je ne pouvais plus reculer, je ne pouvais pas avancer, aussi immobile que le monstre que je devais affronter, j’avais soudain huit ans. Le groupe des enfants m’observait d’abord en silence et je sentais peser sur moi le jugement de tous leurs regards puis j’entendis l’un d’entre eux chuchoter «vas y, vas y» et tous reprirent en chœur sur un même rythme à la limite de l’inaudible «vas y, vas y» et je vis la tête au nez retroussé de la vipère remuer lentement, lentement se redresser, l’animal s’éveillait, et il me semblait qu’il me fixait, et je ne pouvais quitter des yeux la fente de ses yeux, et une lente ondulation parcourut son corps: je n’avais plus le choix, j’agitai vers lui le morceau de drap que je tenais au bout de mon bras droit, la vipère souffla, je fermai les yeux une seconde puis, sachant que je ne pouvais plus reculer, touchai la bête avec mon chiffon. À la vitesse d’une fusée elle se détendit, mordit au leurre: je sentis soudain tout son poids au bout de mon bras qui tremblait. J’hésitai encore, j’allai tout laisser tomber: «Attrape la, vite, cria un grand». De ma main libre j’empoignai son corps froid, ferme, résistant. J’avais une envie folle de lâcher : «Tire, tire, vite…» criaient tous les enfants. Je tirai de toutes mes forces et le croc céda détachant la vipère du chiffon ce qui la libéra. Je vis avec effroi sa tête remonter vers le bras qui la tenait. J’oubliai alors qu’elle était inoffensive, j’étais prêt à la jeter à terre quand René Bouissou vint à mon aide, l’empoigna au plus près de la tête puis me la redonna. Le corps de la vipère s’agitait, s’entortillait en tous sens, réussit à s’enrouler autour de mon bras qui la tenait et ce fut comme s’il voulait me transmettre sa force, comme si quelque chose de l’énergie de la nature passait en moi. Je ne pus résister, de ma main libre, j’empoignai ce corps qui se tordait, sentis dans ma main la douceur froide, sèche des petites écailles lisses. La peur m’avait quitté, j’avais triomphé du mal et une intense volupté m’envahit, je trouvai soudain dans ce contact une douceur extraordinaire, une sensualité pour moi jusqu’alors inouïe, levant la bête vers le ciel en un geste d’offrande, tous mes muscles tendus: je criai vers l’absolu. Alors, tous les enfants qui jusque là étaient restés silencieux se mirent tous à hurler, me féliciter. Je n’entendais rien de ce qu’ils braillaient, je ne percevais que leur clameur qui, dépouillant l’enfant en moi, me faisait accéder au monde des grands et entrer dans l’adolescence. Je gardai longuement en main cette vipère qui ne cessait de s’agiter mais que je ne redoutai plus et je sus que, désormais, je ne craindrais plus cet animal, que j’en serais à jamais le maître.

Comme nous allions souvent à la pêche aux goujons ou vairons dans le petit ruisseau qui coulait à l’écart du village, mon père m’avait offert, pour un de mes anniversaires un petit panier d’osier tressé serré fermé par une espèce de petite goupille de bois attachée à une languette de cuir et muni d’une anse permettant de le porter à l’épaule. C’est dans ce panier, dont la petite ouverture rectangulaire du couvercle avait été obturé d’un treillage de fil de fer, que j’enfermai, avec une grande fierté, ma première vipère vivante et, qu’entouré du groupe d’enfants tous aussi fiers que moi, que je retournai au village.

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