Des ghazals d'Asie Centrale
Sur un plan plus général, plusieurs remarques
peuvent être faites sur cet ensemble de textes et traductions:
— Il
constitue une excellente anthologie du ghazal ouzbèque.
— Tous ces
textes, même les plus anciens, même les plus riches culturellement, sont encore
aujourd’hui très populaires en Asie Centrale.
— Les
traductions — d’une grande précision et d’une grande qualité littéraire — ne
peuvent avoir été réalisées — vue la variété des époques et les particularités
de ces auteurs qui empruntent leur vocabulaire à diverses langues — que par un
très bon connaisseur des langue tchagataï, turques, mongoles, perses, arabes.
— La grande
majorité des textes fait référence au sûfisme, une des traditions mystiques de
l’Islam.
— L’auteur
le plus cité (environ trente pour cent des textes), Hodja Ahmad Yassavi, est un
des premiers poètes de langue turque. Il est également le fondateur d’un ordre
sûfi — “t’ariqa” — appelé "Yassawia". Extraordinairement populaire en
Asie Centrale, il vécut et mourut à Yassi dans l'actuel Turkestan. Tamerlan lui
fit élever un tombeau qui reste un modèle d'architecture orientale. Le livre de
Yassavi Khikmati (aphorismes) est
aujourd'hui encore très populaire.
— Le second
auteur cité (environ vingt-six pour cent des textes), Machrab, est aussi un
mystique sûfi proscrit durant toute sa vie pour ses idées et mort sur le gibet
à cause de l’hétérodoxie de ses opinions politiques et religieuses.
— Les autres
auteurs sont moins remarquables sur ce plan. Cependant tous les textes, y
compris ceux non attribués, respectent la loi du ghazal qui est de ne chanter
qu’un seul et unique sujet, celui de l’amour. Mais une forme très particulière
d’amour puisqu’il est impossible de savoir si la personne aimée est une femme
ou un homme — l’ouzbèque ne connaît ni masculin ni féminin — pas plus qu’il
n’est possible de savoir si elle est un personnage humain ou la divinité. En
fait, le ghazal joue profondément sur ce syncrétisme: l’amour divin
passant par l’amour humain et l’amour humain étant une étincelle du feu que
représente l’amour divin car, comme dit le Coran: “man ‘arafa naf-sahu, fa-qad ‘arafa rabbahu” (Celui qui se connaît
soi-même connaît son Seigneur). D’où le thème central qui est celui de la
“séparation” qui se décline sous ses multiples formes: “khadjr”, absence
de rapports; “khidjron”, mise en place d’une absence de rapports;
“ayrilik”, différence; “firok”, différenciation; etc. Le but de cet
amour est l’union, ou plutôt la réunion : “Comme ce jour est douloureux
qui me sépare de ton visage !” (Machrab), “Unité sous la dualité : Il
est tout dans Tout” (Nizhâm Ayn al-Shams
wa-l-Bahâ). La complexité de cette thématique fait de tout ghazal un
tressage d’interprétations où tout mot peut avoir un sens second différent du
sens apparent et ce d’autant que, jouant sur l’emprunt à des langues diverses,
l’auteur multiplie les possibilités d’interprétations. Comme il s’appuie sans
cesse sur des références culturelles implicites, notamment celles au Coran, le
Livre des livres, “le ghazal n’a donc vraiment ni dénotation ni référence. Le
monde dont il parle est un monde absent, imaginaire et intérieur, un monde de
pure construction spirituelle qu’il s’agit de faire venir au jour par le texte”
(Khamid Ismaïlov, le ghazal ouzbek,
Anka n° 22/23). La littérature du ghazal est une littérature proche de
l’obsession qui recherche l’infinitude des variations minimales. Ses textes
tournent toujours, sans jamais les épuiser, autour des mêmes thèmes, des mêmes
mots. En cela ils sont proches de la prière mystique.