De la duplicité du monde
Je
vis dans un monde double: le monde réel que, comme tout un chacun, je traverse
avec plus ou moins de présence et le monde imaginaire qui revendique le maximum
de place. J'ai toujours dans la tête des fictions en cours, des dialogues avec
des personnages dont je sais qu'ils n'existent pas. Il ne s'agit pas ici du phénomène
bien connu des "amis virtuels", ces personnages imaginaires avec
lesquels tant d"enfants conversent jusqu'à l'adolescence; je suis depuis
longtemps sorti de l'adolescence et mes personnages sont beaucoup plus
nombreux. Il ne s'agit pas non plus réellement de fictions car la plupart de
ces 'récits' ne constituent pas de réelles trames mais de quelque chose comme
des flashes, des fragments de récits où des personnages apparaissent, disparaissent,
réapparaissent, se rencontrent ou ne se rencontrent jamais. Chacun de ces
micro-récits pourrait figurer dans un récit plus vaste mais cela ne m'intéresse
pas, je n'essaie ni de les mémoriser ni d'en faire un matériau d'écriture, les
personnages, les événements dans lesquels ils sont impliqués, les dialogues
auxquels ils participent sont là, manifestent sans cesse leur présence, sans
plus.
Leurs
liens avec le réel sont ténus, parfois une vague association à un visage
appelant celui d'un personnage imaginaire qui se met aussitôt "vivre", un
fragment de dialogue qui se prolonge dans l'imaginaire, la vue d'un animal qui
me projette dans un paysage… Mais la plupart du temps réel et imaginaires
restent chacun sur leurs trajectoires occupant, comme des pensées autonomes,
des zones différentes de mon cerveau. C'est ainsi que je peux marcher dans une
rue du monde réel tout en faisant l'amour dans le monde imaginaire ou faire l'amour
dans le monde réel et discuter avec un jeune homme dans le monde imaginaire. L'un
n'empiète que rarement sur l'autre et mon cerveau bascule incessamment de l'un à
l'autre.
Rien
d'extraordinaire pourtant, s'il est un point sur lequel les mondes réels et
imaginaires se rencontrent, c'est la banalité. Je ne suis un héros ni dans l'un
ni dans l'autre et c'est en cela que cette duplicité n'est pas enfantine : j'ai
arrêté de toujours croire sauver le monde. Ce qui est accompli dans l'un
pourrait l'être dans l'autre et, de tout cela je ne retire aucune satisfaction particulière,
bien au contraire, plutôt une difficulté croissante à savoir qui je suis et
vers où aller.