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Écrits de Marc Hodges
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26 octobre 2008

Quand Mao refait surface

La mémoire humaine est un étrange instrument qui efface ou au contraire avive les moments les plus inattendus de l’existence : certains moments dont, les vivant on pense, qu’ils resteront inoubliables s’effacent à jamais ou ne demeurent qu’à l’état de traces incolores ; d’autres qui, lors de leur avènement, paraissaient sans le moindre intérêt, s’imposent dans le temps, y prenant de plus en plus de consistance. Il en est ainsi de cette soirée qui pourtant n’aurait pas dû, tant il y en eût d’autres presque identiques, me rester en mémoire. Et pourtant, il suffit que je ferme les yeux : odeur de chaleur un peu grasse mêlée d’alcool, de thé vert à la menthe, de fumée de cigarettes ou de haschich, sons grinçants des rebecs de la musique andalouse, frappes lentes des riqqs, rapides des darboukas et des tbilas, les rythmes du Darj s’accélèrent dans les mélismes acides de la chanteuse soutenus par les notes nasillardes du nay, bruit de fond de conversations en arabe, à notre table la conversation s’échauffe, les bières succèdent aux bières, les yeux brillent d’excitation, le ton des voix montent, plusieurs parlent en même temps, se coupent la parole, se reprennent, tapent du poing sur la table, Norpois s’amuse à exciter le groupe maoïste que de ses remarques perfides et de ses questions insidieuses, il le provoque comme un matador le taureau, sans avoir l’air l’emmène où il veut jouissant de son habileté à suivre les méandres de conversation les plus improbables. La plus excitée du groupe de jeunes gens, Anne, une pasionaria brandit le petit livre rouge comme un recueil de formules qu’elle cite en rafales et dont le pouvoir performatif ne fait pour elle aucun doute : « L'histoire de l'humanité est un mouvement constant du règne de la nécessité vers le règne de la liberté. Le processus est sans fin. », « Tant que la question du pont ou du bateau n'est pas résolue, à quoi bon parler de traverser la rivière? » ou « Les circonstances sont en perpétuel changement et, pour que nos idées s'adaptent aux conditions nouvelles, il nous faut apprendre. ». En homme cultivé formé aux meilleures écoles de la société aristocratique et de la pensée diplomatique, Norpois se contente, par quelques mots brefs, sur un ton qui se veut calme et neutre mais en employant cependant une langue si évidemment affectée et mondaine qu’elle est, à elle seule, la cape rouge du matador, de planter ses banderilles avec l’agilité d’un professionnel de l’arène: «Votre Grand Dirigeant doit avoir raison ma chère puisqu’il est suivi si aveuglément par une si grande foule de gens y compris par un grand nombre de ces intellectuels dont vous faites partie. Cependant permettez-moi de vous faire remarquer qu’il n’est pas possible d’opposer aussi frontalement liberté et nécessité» ou «En effet, quelle acuité d’esprit, bien digne d'un Grand Timonier comment pourrait-on envisager de traverser une rivière sans pont ni bateau… quoi que cela dépend peut-être aussi de la rivière, il y a, me semble-t-il plus de ruisseaux que de fleuves Yang Tsé… Ne dit-on pas, car je vois que vous aimez les citations «les petits ruisseaux font les grandes rivières?». Gilberte Norpois sourit discrètement à son mari et cette approbation qui feint de vouloir passer inaperçue entraîne immédiatement une avalanche de remarques et de protestations.

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