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Écrits de Marc Hodges
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17 février 2014

poursuivre sa route en chantant

«Dans les steppes du Hotan, Machrab rencontra un paysan qui, se croyant seul, déclamait sans art ses poèmes. L'entendant, Machrab commença à ravager les labours.
Le paysan : « Imbécile, pourquoi abîmes-tu mon champ ? »
Shah Machrab : « Je fais comme toi qui détruis mon travail… »
Le paysan : « Quel travail ? »
Shah Machrab : « Ce ghazal que tu récites, quand tu le dis, tu l’anéantis mieux que ne feraient des flammes ! »
Machrab jeta son livre au feu puis, chantant, poursuivit sa route vers la vallée d'Illi… »
 
Dans l’avion qui me ramène de Barcelone à Paris, dans la demi somnolence par laquelle je me laisse gagner, je me souviens de cette anecdote racontée au sujet de Machrab et que nous nous étions amusés à commenter un jour, lors d’une de nos innombrables discussions pseudo-philosophiques : pour qui allions-nous travailler ? Jeter des perles aux pourceaux, donner de la confiture aux cochons… La sagesse populaire est pleine de ce genre de réflexions et pourtant, avons-nous appris quelque chose ? Stanislas a usé sa vie à servir des maîtres et une cause qu’ils ont abandonné au premier signe de danger ; moi je travaille aussi, à ma façon, pour des hommes et des causes auxquels je ne crois pas vraiment. Je ne suis pas vraiment persuadé, par exemple, qu’avec internet la démocratie progresse, ni qu’il suffise de mettre un peu partout des réseaux à haut débit pour réduire la fameuse fracture un peu trop numérique pour être problématique, ni qu’avec les technologies de l’information le monde ira mieux… Le monde va cahin-caha, ni mieux, ni plus mal, il avance ; le seul problème est de ne pas être éjecté par ses chaos… Lequel d’entre nous a eu, un jour, le courage de tout jeter au feu et de poursuivre sa route en chantant ? De nous deux, Stanislas a certainement été le plus entier, le plus fidèle à lui-même qui a essayé de concilier jusqu’au bout les contradictions de sa nature. Mais en est-il conscient ou cela s’est-il fait malgré lui ? En ce qui me concerne, si je regarde au fond des choses, je n’ai jamais choisi, je n’ai jamais eu à choisir car je l’ai toujours été : je ne trouvais pas cela désagréable ; mais, aujourd’hui, arrivé — comme on dit…— presque au sommet de ma carrière ; ne pouvant plus imaginer que ce qui va m’advenir est un bien ni un progrès personnel, pour la première fois peut-être, je me trouve fasse à moi-même… Quelle œuvre vais-je laisser à la lecture ? Si je mourrais, qu’est-ce qui resterait ? Ma femme, jeune encore, saurait assumer son veuvage de façon agréable ; mes enfants, pourvu qu’ils aient suffisamment d’argent — et ils en auront — supportent avec volonté cette autonomie dont j’ai tout fait pour qu’ils la possèdent ; mes collègues seront ravis de le place que je libèrerai ; le ministre trouvera un autre collaborateur ; le public m’ignore… Une ligne disparaîtra dans le who is who et les journaux nationaux, en page intérieure, me consacreront dix lignes…

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