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Écrits de Marc Hodges
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23 janvier 2014

une suspension du temps

L'évocation de certains souvenirs en bloque parfois le dire; si je m'en souviens j'éprouve beaucoup de difficultés à les rapporter. Ces souvenirs sont si intimes qu'il me semble que leur communication me prive de quelque chose. Peut-on, doit-on tout dire ? Mais qu'est-ce qu'une autobiographie si son auteur ne s'oblige pas, justement, à dire le plus intime, ce qu'il a des plus enfoui et qui, cependant, a profondément influencé le reste de sa vie ? Évoquer ma relation avec Roger Grotrou m’est un plalsir et une douleur tant elle occupa de place dans mon adolescence.

Je m’approchai de lui et dis, salut. Je vis qu’il lisait un des livres de cette collection de poche Nelson si reconnaissable à son format et ses jaquettes illustrées dont je possédais moi-même un certain nombre d’exemplaires. Je dis « salut… », il leva les yeux de son livre, me regarda franchement, ses yeux avaient une couleur noisette, il dit « salut… ». je sentis aussitôt qu’il ne redoutait pas le contact, au contraire. Je lui demandai ce qu’il lisait : Les Derniers Jours de Pompéï d’Edward Bulwer-Lytton. Je l’avais lu moi-même ; notre conversation s’enchaîna naturellement : « je l’ai lu moi aussi, j’ai adoré, et toi… » « Oui, j’aime bien… » Des banalités de pré-adolescents de cette époque sans télévision ni jeux-vidéo, de cette petite ville sans opéra ni théâtre, où la littérature, le roman surtout, était presque la seule usine à rêves. Je m’assis à côté de lui, il referma son livre. Nous avons ainsi passé toute la récréation et nous avons immédiatement compris que nous serions amis. L’amitié chez les jeunes adolescents peut-être exclusive. Elle le fut. Il y avait là une évidence qui s’imposait au-delà de toute raison objective. C’était ainsi. Il ne pouvait en être autrement. Si je repense à ce sentiment qui nous unit alors durant trois ans, si je le juge avec mon expérience d’adulte, je devrais dire que c’était de l’amour tant nous sommes devenus inséparables, tant il nous isola presque totalement des autres. Il est vrai que Roger avait aussi mon âge et que cette singularité nous distinguait dans l’ensemble de la classe, il est vrai que c’était aussi un excellent élève et que, tous deux, nous considérions le collège, son enseignement monotone et rébarbatif qui décourageait la plupart des autres élèves, comme un terrain de défis. Mais tout cela, je ne le découvris que dans les quelques jours qui suivirent. Car ce qui me reste en mémoire, ce qui m’a suivi toute ma vie, c’est ce moment précis de cette rencontre banale où, nous regardant dans les yeux, nous avons immédiatement désiré, dans un timide sourire réciproque, que le temps se suspende, et que cet instant stupéfiant se prolonge. Nous avons parlé parce que la parole était la façon la plus simple de dissimuler la réalité de nos sentiments, mais nous savions alors que nos paroles n’étaient que prétexte, que de l’un à l’autre s’écoulait une onde qui nous reliait directement d’esprit à esprit. Je devrais dire « de cœur à cœur » si je ne doutais pas des capaciés affectives de ce muscle. Une onde qui gonfla mon corps de joie m’entraînant dans une dimension de sentiments, d’émotion, que je n’avais jamais connu auparavant. Et plus que cela encore, je savais alors, avec une certitude immédiate et absolue, que ces sentiments étaient réciproques.

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