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Écrits de Marc Hodges
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23 décembre 2013

La rentrée en cinquième

Le présent est une fuite, l’avenir une abstraction, seuls les souvenirs nous fondent et nous font : je ne suis plus que souvenirs et si cette autobiographie peut présenter quelque intérêt pour quelqu’un d’autre que moi, il ne peut reposer que sur la confiance en l’universalité de ce vécu : si mes souvenirs ne sont pas ceux de mes lecteurs, ils ont cependant en partage la généralité de l’état psychologique qu’ils induisent. Ce que j’espère en parlant de moi, ce n’est rien d’autre qu’inciter d’éventuels lecteurs à revenir en eux-mêmes. Aussi, peu importe le contenu réel de telle ou telle anecdote, seule importe l’état d’œcuménécité qu’il provoque. Parlant de mon lycée, c’est celui de tout un chacun dont j’essaie de parler. Sans cela, tout dans mes récits est superflu pour ne pas dire inutile.

Comme je le suppose dans la plupart des lycées des petites villes de France, chaque rentrée apportait quelques surprises. Si les mouvements parmi la population d’une Lozère massivement rurale, étaient faibles, donc la mobilité rare parmi les élèves et inhabituels les changements à l’intérieur des classes. D’une année sur l’autre, hormis quelques redoublements, les élèves se retrouvaient dans les mêmes groupes. Il n’en était pas de même chez les professeurs, Mende, chef-lieu du département de la Lozère, région froide, rude, assez peu hospitalière, n’était pas une destination recherchée par les enseignants. Nombreux étaient les débutants ou, ce que l’on appelait alors les « auxiliaires », étudiants ayant échoués aux concours nationaux et qui devaient, pour vivre, accepter n’importe quel poste qui leur était proposé. Une poignée d’enseignants seulement s’installait à demeure dans cette petite ville, la plupart du temps parce qu’ils en étaient originaires et la première guerre mondiale ayant fait sa sinistre besogne, c’étaient souvent des femmes ou des anciens combattants. Aussi le premier souci, pour les élèves, à chaque rentrée était de savoir sous quelles férules ils allaient tomber. La réputation des anciens professeurs était faite : avoir latin avec le « père Garnier » signifiait qu’il allait falloir faire attention et éviter de se faire remarquer, mathématiques avec la « mère » Chantourelle que l’année serait, pour cette matière, pratiquement nulle et non avenue. Par contre la kyriade de nouveaux enseignants réservait toujours des surprises, là était le gisement imaginaire et il nous tardait de les découvrir, les jauger, les juger, tater le terrain, deviner quelles seraient nos marges de manœuvre.

En 1933, l’emploi du temps que nous dictait rituellement un surveillant dès la première heure, m’appris que je serais en latin avec Monsieur Garnier, en allemand avec Mademoiselle Letourneau, une professeure fixée depuis longtemps dans la ville, à la réputation de neutralité bienveillante et, pour le reste des matières, uniquement des noms inconnus. J’aimais bien ce suspense qui promettait au moins quelques heures dont l’intérêt serait dans la découverte des forces et des faiblesses d’un homme, ou d’une femme, dont le caractère de mon année allait dépendre. Les caractéristiques physiques des enseignants — homme ou femme, jeune ou vieux, grand ou petit, fort ou faible, solide ou fragile, blond ou brun —  étaient autant de signes qui nous permettait d’établir une typologie à laquelle nos comportements devaient s’adapter pour survivre à une année scolaire que nous considérions, au mieux comme un temps mort dans notre existence, au pire comme une longue souffrance que nous devrions supporter. Et je reste persuadé que le sort de ces enseignants en dépendait aussi.

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