Qui est qui ?

Baker s’assied. Il est un peu énervé par l’espèce de suspense enfantin qui semble amuser le commissaire Legrand. Il essaie de ne pas le montrer :

- Vous avez autre chose ?
- Oui.
- Je vous écoute.

Legrand se lève de son fauteuil, fait le tour de son bureau, tourne un instant le dos à la caméra. Puis, comme s’il voulait provoquer un effet théâtral se retourne brusquement:

- Carasco avait changé de nom.
- Les commerçants pensaient qu’il s’appelait Kharamidov !
- Bien sûr… Mais ce n’est pas ce que je voulais dire… Dernièrement vos services ont diffusé deux avis de recherche, l’un d’entre eux concerne un nommé David Peirse, un autre un nommé Andrès Sanlucar.
- En effet, s’étonne Jordan Baker, ne me dites pas qu’Andrés Carasco et Andrès Sanlucar sont la même personne ?
- Si… tout coïncide, le prénom bien sûr, l’âge, le signalement et les empreintes digitales… Ce cadavre est bien votre étudiant espagnol vivant à Montréal qui a pris le Vol Air Canada 2035 du 21 décembre 2015 23 heures, arrivé à Paris à 7 heures, heures locales, et dont le passeport — délivré le 23 janvier 2013 — par le gouvernement de l’Europe porte le numéro 6549876.
- Stupéfiant ! Mais comment a-t-il pu avoir un passeport officiel sous un nouveau nom malgré ses empreintes digitales ? Le fichier central d’Interpol aurait dû découvrir la supercherie.
- Aurait dû… Il ne l’a pas fait ! Je n’ai jamais eu une confiance absolue dans ces stupides mécaniques. De temps en temps il faut que les hommes se frottent les uns aux autres, ça provoque des courts-circuits qui dérèglent les machines trop perfectionnées… Trois hypothèses: il s’agit d’une erreur rarissime dans le fichier ou dans le logiciel de comparaison, ou il s’agit d’une complicité au sein de la police, ou ce jeune Carasco est un hacker suffisamment intelligent pour modifier lui-même les données.
- Aucune de ces hypothèses n’est vraisemblable, remarque Baker. S’il y avait des erreurs logicielles, on s’en serait certainement aperçu depuis longtemps; quant à la complicité, je ne vois pas comment un petit truand minable pourrait acheter des techniciens d’Interpol ; enfin, quant à être un hacker?… Savez-vous qu’Andrés Sanlucar était étudiant en théologie?
- Non, mais ça ne change rien. Les faits sont têtus. Ils sont là. Sanlucar a pu bénéficier de complicités de la part de l’un ou l’autre de ses clients. Il faudra bien trouver une explication plausible. Il est étrange qu’il disparaisse complètement en 2011 pour reparaître deux ans plus tard avec un faux passeport européen et s’installer au Canada comme étudiant. En tout cas, votre affaire devient aussi notre affaire. Pourriez-vous nous communiquer l’ensemble de votre dossier Kharamidov que, de notre côté, nous y jetions un œil ? Collaborer est souvent efficace.
- Bien entendu. Je vais vous faire envoyer ça tout de suite, Baker réfléchit un court instant : j’avais deux cadavres sur les bras, en voici un troisième. L’hypothèse du crime passionnel ne tient plus, va falloir trouver autre chose ! Ce qui m’ennuie c’est que, pour l’instant, à part le fait qu’ils vivaient tous à la même adresse, je n’ai aucun lien sérieux.
- C’est déjà ça, ironise Legrand, il est bien rare que tous les habitants d’une même maison soient, en quelques jours, assassinés sans raison.
- N’est-ce pas ? plaisante Baker.
- Que diriez-vous d’un point journalier entre nos équipes ?
- J’allais vous le proposer.
- En tout cas, voilà où nous en sommes. Nous vous prévenons dès que nous avons du nouveau.
- Votre week-end va être occupé !
- Ne vous en faites pas pour moi, Baker. D’abord le temps est dégueulasse et ne donne pas vraiment envie de se promener, d’autre part, je récupérerai mes journées pour allonger mes vacances d’hiver.
- Où allez-vous ?
- En Suisse d’habitude… du côté de Sion… Vous connaissez ?
- Non.
- Dommage, c’est un endroit superbe ! Votre week-end ne va pas être triste non plus !
- En effet, je dois d’ailleurs vous laisser. La pension Peirse m’attend. À bientôt.

Jordan Baker quitte son bureau. Il éprouve une certaine lassitude.