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Écrits de Marc Hodges
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11 septembre 2015

égaré dans un territoire inconnu

Il avait toujours été persuadé qu’il suffirait de sortir de soi-même, d’extraire sa pensée de son corps pour, en la regardant comme un objet d’étude, comme si elle appartenait à une autre personne, pour se concentrer sur l’analyse et ainsi, en faisant un simple objet d’étude, dominer n’importe quelle douleur. Pourtant, à la suite de la première demi-heure d’attente pour obtenir un simple numéro d’ordre, durant l’heure et demie qui suivit avant qu’il voit un simple infirmier pour être orienté vers le service adéquat, il comprit qu’il allait lui falloir réviser cette approche théorique. Il avait beau faire les cent pas dans l’espace réduit de la salle d’attente sous les regards absents, repliés sur d’invisibles eux-mêmes, de la cinquantaine d’autres personnes attendant leur tour, il avait beau se concentrer sur le spectacle nouveau que constituait cette salle d’un théâtre inédit pour lui, par moments, des fulgurances de douleur cisaillaient son ventre, le pliant en deux, l’obligeant à se coller aux murs ou à un des piliers de la salle, serrer les dents, respirer pour s’éviter de crier. Alors, il n’était plus rien, il n’était plus un intellectuel sportif habitué à penser le monde et réfléchir son corps, il n’était plus qu’un corps, pire, un ventre, une vessie, un sphincter qui hurlait en lui. La crise passée, sa pensée reprenait brièvement le dessus, il se disait qu’il devait être plus fort, adopter l’attitude détachée de la méditation, oublier son corps, n’être que flux désincarné de pensée. Ça ne marchait que quelques secondes : la douleur revenait. Il lui semblait même qu’elle revenait avec plus de force, qu’elle était plus insistance, qu’elle lui intimait l’ordre de laisser tomber, ne plus essayer de se contrôler, s’abandonner à la chair, se laisser même aller à hurler au milieu de ce conglomérat de douleurs qui l’environnait. Abdiquer et ainsi se renier. Dans les quelques instants de répit, il essayait alors de prendre en charge les autres acteurs de la salle, s’intéresser à cet être indéfini tant il était noué au cœur d’un ensemble hétéroclite de draps et de couvertures, comme un tas de chiffons jetés sur un brancard qui ne cessait de geindre émettant parfois, dans l’indifférence générale, quelques mots dans une langue — mais était-ce bien une langue — qu’il ne reconnaissait pas ; ou encore à cette jeune femme effondrée sur une autre qui pourrait être sa mère ne cessant de se tourner et se retourner sur une des chaises de la salle ; ou à ce jeune homme, marqué par toutes sortes de griffures, dont la jambe gauche avait une apparence étrange. Son altruisme curieux, sa position d’observateur ne tenait pas longtemps devant les spasmes, les crampes, les contractions qui vrillaient son ventre lui faisant fermer les yeux et respirer rapidement par de petits souffles rapides et saccadés. Même le spectacle — qui sans aucun doute, en d’autres temps, l’aurait intéressé comme analyste — du jeune colosse énervé d’attendre, se précipitant dans le couloir d’entrée, envoyant un coup de poing au visage de l’agent de la sécurité qui tentait de l’arrêter, ce qui entraîna en cascade l’arrivée de quatre pompiers s’efforçant de le maîtriser, puis de quatre agents de police lui passant les menottes. Même l’inattendu de cette scène, cette incongruité au milieu de l’ensemble d’individus passifs, ne sortant même pas de leur enfermement douloureux pour le regarder, ne lui évita pas de s’effondrer sur le trou noir de son ventre. Peu à peu, il devenait ventre, spasmes, ventre, contractures, ventre, crispations : il n’était plus rien complètement égaré dans un territoire inconnu.

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