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Écrits de Marc Hodges
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29 avril 2015

un grand écart

Une vie ne peut se dire. Malgré sa brièveté, une vie excède de loin tout ce que peuvent renfermer des pages. Il me faut donc passer, passer sur ces trois années partagées intellectuellement avec mes deux mentors : le jésuite qui me fit découvrir la joie de la mastication des langues, la richesse des textes antiques et le bouquiniste marginal, fou de littérature, venu s’enterrer dans ce cul de sac qu’était la ville de Mende pour ne pas trop souffrir de son incapacité à égaler les maîtres qu’il s’était donné, qui me mit au cœur de la littérature la plus marginale, la plus créative de son époque. Je suis né de cette apparente contradiction, je suis né du mélange étrange, mais en rien saugrenu, des textes d’Horace et de ceux de Benjamin Péret. Car de ce grand écart il m’a fallu construire l’unité et découvrir ainsi qu’il n’a pas, pour l’écriture, une voix unique, pas de modèles car, seuls, comptent ceux que l’on s’invente. Ces deux êtres que je continue à considérer comme exceptionnels, bien que marginaux, bien que considérés par le milieu dans lequel ils vivaient comme des ratés, étaient des passeurs d’exception qui, semble-t-il avaient trouvé en moi le terreau fertile à leurs désirs intellectuels. Dan la totale ignorance l’un de l’autre, je les voyais le plus souvent possible chacun s’étonnant alors des idées que je savais, les puisant chez l’autre, devoir stimuler les curiosités que, chacun de son côté, s’appliquait à développer en moi. Au Père Joseph qui me plongeait dans les délices de la langue grecque en me faisant lire l’Iliade, je proposais le Bateau Ivre d’Arthur Rimbaud, lui décrivant les analogies que j’y trouvais et qui le faisaient sourire ; au bouquiniste qui s’appelait Raymond Lachance — un nom pareil ne s’invente pas — et qui me plongeait dans les dérisions d’Alphonse Allais et des incohérents, je proposais les Guêpes d’Aristophane. Chacun, dans l’ignorance de l’influence de l’autre dont ils ne savait même pas l’existence, me prenait pour un génie et je jouais de cette mystification avec délice. Sous ces influences je commençais à écrire mes premiers poèmes, ceux que, plus tard, aujourd’hui encore, mais avec plus de recul et de maturité, j’appelais, par esprit de dérision, mes Poèmes Lyriques. J’écrivis aussi un long texte sur la Bête du Gévaudan, texte ironique mais qui fut publié au premier degré par la revue du lycée. Je publiai, ici et là, quelques nouvelles et entamais un roman, dont je dois dire aujourd’hui qu’il était assez mal foutu, sur les désarrois sentimentaux, métaphysiques et sexuels d’un adolescent dans une petite ville montagneuse de province. Je n’en ai cependant gardé aucune trace et ne me souviens même plus de son titre qui devait être quelque chose comme « le saut de l’ange ». Bref, sautons sur les détails, je commençais à me prendre pour un écrivain et me statufiais presque vivant me coupant ainsi de tous ceux de ma classe d’âge car si cela plaisait à mes professeurs qui voyaient en moi l’élève exceptionnel qui ne se rencontre qu’une fois ou deux dans une carrière, mes prétentions, mes réussites scolaires, mon côté tête d’œuf et Monsieur Jesaistout me faisaient rejeter de tous mes condisciples. Ce fut une période très solitaire. Ma mère était de plus en plus dépressive, mon père, pour ne pas vouloir s’en rendre compte, se jetait à corps perdu dans son travail et venait de lancer une coopérative Freinet qui occupait tout son temps, mes sœurs vivaient leur vie de petites sottes provinciales bien entourées d’amies et intégrées dans la ville parce qu’elles se coulaient dans son moule. J’atteignis ainsi mes seize ans et rentrais en terminale.

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