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Écrits de Marc Hodges
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24 janvier 2015

Le Père Joseph

Mes « entraînements » à l’écriture consistaient, pour l’essentiel en de multiples jeux qui jouèrent un rôle essentiel dans le reste de mon parcours littéraire et dont je dois expliquer l’étonnante genèse.

Comme je l’ai rapporté au début de cette autobiographie, mon père avait fait la guerre de 1914-1918 et, comme la plupart des poilus, avait, dans les tranchées, sympathisé avec des hommes dont la présence quotidienne d’une mort brutale et souvent atroce avait fait des amis indéfectibles à un point qu’il est difficile d’imaginer en dehors de ce contexte si particulier. Il se trouvait que parmi ceux qui survécurent, deux d’entre eux vivaient à Mende. L’un, le Père Joseph, était un jésuite relégué, pour quelque faute mystérieuse dont la légende locale disait qu’il « s’agissait d’une histoire de femme » par sa hiérarchie dans cette ville isolée ; l’autre, Jules Delmas, était, au collège, mon professeur de latin. Leur amitié se prolongeant dans l’amour de la pêche, de la cueillette des champignons et celui de la chasse, ils passaient tous trois de longues journées de marche et de discussion dans les forêts surplombant la ville. Je suppose, car je n’y fus jamais associé, qu’ils passaient la plupart de leur temps à parler de leurs vies, donc, en partie de leurs familiers.

Alors que, comme je l’ai déjà dit, j’étais un élève plutôt brillant, la seule matière où, bien qu’ayant des notes tout à fait correctes, je n’excellais pas était le latin. Que se dirent-ils entre eux à ce sujet ? Je ne le saurais jamais mais ils décidèrent qu’il n’y avait pas de raison que je ne sois pas aussi le premier dans ce domaine et se mirent d’accord pour me confier aux mains expertes du père Joseph. Celui-ci vivait dans une petite chambre située au-dessus de ce qui avait été le porche de l’ancien ghetto de la ville. Je devais m’y rendre, pour une heure ou deux, une fois par semaine. Si, au début, cette perspective ne m’enchantait pas car elle prenait sur le temps dont je considérais qu’il m’appartenait, elle devint bien vite un véritable plaisir que j’attendais avec impatience. Le Père Joseph était en effet un excellent pédagogue qui plus est tout à fait original car ce qu’il m’apprit, approche totalement différente de l’enseignement collectif du collège, n’était pas la répétition de règles de grammaire et la pénible régurgitation des conjugaisons et déclinaisons, mais le plaisir du commerce et de la manipulation des textes. Lorsque j’avais à faire une version — traduction du latin vers le français — il ne s’attachait pas à trouver un sens unique mais nous faisait jouer sur sa lecture, le prendre en bouche, en mesurer le plaisir de la mastication, jouer avec ses sons, transformer une lecture banale en jeu de théâtre. Nous en approchions alors la matière, sa plasticité, sa rythmique, ses modulations sonores, ensemble qui constituait une base pré-sémantique sur laquelle nous commencions à travailler à partir des termes que je connaissais et de l’idée que nous nous étions déjà formée de l’ensemble du passage. Ce n’est qu’alors que nous débutions des « essais » de traduction car, loin de nous attacher au « sens du texte », ce que le Père Joseph faisait mettre en valeur, c’étaient les sens du texte. Nous jouions alors, quitte parfois à aller jusqu’à le remoduler à construire une multiplicité de versions compatibles à un certain niveau mais très différentes quant à leur matérialité.

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