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Écrits de Marc Hodges
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21 juin 2014

la maison du souk

«Date: Tue, 3 July 2001 21:14:20 +0400
From: Christiane Oumaghrous <oumaghrous@wanadoo.fr>
To: jbalpe@away.fr
Subject: Un souvenir d’Ouzbékistan…
 
Je suis installé dans la maison des souks que Denise Dugrenier, l’attachée culturel de Tachkent, occupe en dilettante. Notre cohabitation se passe bien car ce n’en est pas vraiment une. Elle habite un appartement emphatique ; je hante un vaisseau silencieux posé sur la vague bruissante des échoppes et des ateliers.
La nuit est étale, soulignée par les appels répétés, rythmés des muezzins des nombreux minarets qui la veillent comme par le chahut de quelques habitués du hammam voisin.
La maison est vaste. Passé le porche en ogive, ses lourds vantaux de bois que l'on ferme le soir, passé le fouillis de cartons, de ballots, de ferrailles, de sacs plastique de la cour du khan, on y accède par un escalier de pierre d'une seule volée.
Le corps d'habitation est au premier, sa forme générale est un "U" auquel les âges ont ajouté quelques excroissances. C'est l'ancienne résidence consulaire de l'Empire austro-hongrois dont la partie la plus ancienne aurait été bâtie au XVI ème siècle. Sans doute a-t-elle été pillée en 1865 lors de l’occupation russe, puis en partie détéroriée en 1966 par le tremblement de terre qui a presque rasé la ville. Elle n'a rien d'un palais. Les plafonds sont faits de poutres de bois rondes. Les murs sont peints d'un blanc inégal et brillant.
Face à la porte, un couloir droit dessert les pièces communes, le petit salon et la terrasse. On peut déceler sur la droite les traces d'une double circulation qui permettait autrefois aux maîtres et à leurs invités de ne pas rencontrer les domestiques. L'appartement est sur un seul niveau, mais chaque pièce est précédée d'une ou deux marches à monter ou à descendre : la construction suit la pente naturelle du souk.
Le grand salon, rêve de bourgeois orientaux avides de légitimité occidentale, est fin XIX ème siècle. Une colonne centrale en inspire l'agencement dédoublé : deux salons, deux tapis, deux grands miroirs face à face. La pièce, au-dessus des toits des boutiques, est claire, trop peut-être. Un piano à queue moulu de gammes patientes et laborieuses occupe tout un coin. Denise y laisse quelques partitions de piécettes baroques qu'elle casse régulièrement quand elle est désœuvrée.
Sa chambre est au centre de la maison. Elle dort dans un lit double sous le chromo d’une Vierge à l'enfant qui ne se lasse pas de se dédoubler dans les glaces d'une armoire digne d'une chambre de meublé provincial. A cette chambre, elle n'a rien touché, n’y a rien déplacé. En voyageur de commerce interculturel consciencieux, elle s'y pose seule la nuit plus qu'elle ne s'y couche.
Hôte excentrique, elle m'a éloigné. De la chambre qu'elle m'a cédée et qui après avoir été murée vient d'être ouverte et restaurée, elle me dit vouloir faire un salon arabe : elle n'en a rien fait. Un tapis, un coffre, un lit simple et sobre, des murs blancs sans aucune des atteintes de décoration qui touchent les autres pièces, je profite pleinement de mes quatre fenêtres, au nombre des épouses qu'autorise l'Islam. Ce sont des compagnes charmantes. La première est une ancienne porte. Elle ouvre sur la terrasse, ses barreaux soutiennent un plant de jasmin. La deuxième, percée dans une cloison de bois, est fermée de volets verts fraîchement repeints. La troisième est vitrée, ouvrant sur un balcon de la largeur d'un matelas qui surplombe le khan. Lorsque j'y ai dormi, en ces dernières nuits chaudes, sa rambarde de fer forgé me faisait un lit-cage de jeune enfant. La quatrième encadre un dôme et un minaret, que complète en ce début d'automne le croissant de lune qui chaque soir décroît. Jean Cocteau, je crois, disait que si le feu prenait à sa maison, il sauverait le feu. Si la tempête assaillait le vaisseau du souk, j'emporterais mes fenêtres, et avec elles, la brise, la lune et le chant des muezzins. »

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