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Écrits de Marc Hodges
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13 novembre 2013

Fin de sixième

Si j’ai accordé tant d’importance à ce premier repas chez les Dubreuil, c’est qu’il me fit prendre physiquement conscience des hiérarchies sociales. Chez eux, je me trouvais dans la même position que les petits paysans de La Roche qui venaient parfois jouer dans le logement de fonction de mon père. Les marques de différence étaient encore plus évidentes et je compris alors qu’il ne serait pas étonnant que cette stratification se poursuive dans des couches plus élevées encore que je me jurai de découvrir. Dès lors, la question qui m’obséda était « comment ? ».

Mon année de sixième se déroula sans événements marquants : étude, cours, cours, étude, rares sorties, deux autres invitations chez les Dubreuil qui m’accueillaient de plus en plus chaleureusement. Madame Dubreuil notamment semblait prendre de plus en plus d’intérêt à ma personne : j’étais de presque deux ans plus jeune que son fils et réussissait bien mieux que lui au lycée mais, sûr que pour sa vie future les études n’étaient qu’un élément constitutif parmi d’autres, il n’en montrait aucune jalousie et, peu à peu, nous étions devenus camarades sinon amis. Il faut dire que je n’avais guère le choix car au lycée ma jeunesse m’isolait et mes succès rendaient les autres élèves jaloux. À la fin de l’année, excepté celui de gymnastique, je raflai tous les prix et rentrai au village les bras chargés de livres. La culture isole au moins autant que la richesse : au contact des Dubreuil j’avais commencé à acquérir ce que l’on appelait alors des « manières » et je ne pouvais m’empêcher de trouver très rustres celles du milieu dans lequel je vivais une année auparavant. Mes réussites scolaires, que mon père, malgré ce qu’il prétendait dans sa volonté d’égalitarisme républicain, ne réussissait pas à dissimuler, m’éloignaient avec force de mes anciens camarades, ceux de mon âge étant encore dans la classe de mon père, les plus âgés ayant quitté l’école pour offrir deux bras de plus à ces petites fermes où les hommes manquaient encore tant et lorsque je m’essayai à jouer avec eux dans les bois et les champs, je m’entendais souvent dire par leurs parents eux-mêmes que ma place n’était plus là. Le mois d’été à Carmaux fut un mois de louange : ma grand-mère était fière de me présenter à toutes ses connaissances. Pour elle, aucun doute, j’étais la personne qui se rapprochait le plus de l’image qu’elle se faisait du génie. Ma destinée était toute tracée : grand savant, grand écrivain, docteur célèbre, avocat brillant, député, pourquoi pas ministre… Je n’avais que l’embarras du choix. Difficile à 10 ans de résister à tant de louanges : je crois que je finis par y croire moi-même.

En septembre 1933, j’avais à peine onze ans, j’entrais en cinquième et pour fêter à la fois cette réussite, mon père m’avait offert un phonographe : un modèle moderne de la marque Parlophone à manivelle, cadeau auquel le marchand avait ajouté deux soixante dix huit tours à choisir dans son magasin. Ne voulant pas rester sur le terrain de mon père, je lui demandais ce qu’il avait comme disque récent. Il me proposa deux titres qui ne me disaient absolument rien « Le Pierrot lunaire » d’un certain Schönberg et « Offrandes » de Varèse. Mon père ne les connaissait pas. Voulant faire preuve d’indépendance intellectuelle, je pris les deux. Il s’imagina alors que j’avais déjà une grande culture musicale. Je ne le démentis pas.

Son regret cependant était qu’il n’avait pas encore obtenu sa mutation pour la ville : il devait rester au moins un an encore à La Roche. Je restai donc pensionnaire.

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