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Écrits de Marc Hodges
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15 octobre 2013

se réfugier aux toilettes

Remonter le temps comme on remonte une pendule ou encore un moteur de voiture, en réunir lentement les fragments pour essayer de les assembler dans un tout cohérent espérant, dans ce retrait où se trouve aujourd’hui ma vie, faute de cette densité qui ne s’impose plus, lui donner quelque chose de la prégnance de ces présents que j’ai connus. Dans une autobiographie on parle peu de soi, on ne dit rien ou presque de ce qui fait l’intensité du présent vécu, rien des manifestations intimes du corps, de ses expressions constantes, parfois impérieuses et parfois infimes, qui font pourtant des présents d’une vie ce qu’ils ont de particulier et si peu de ces constants dialogues muets que l’esprit entretient avec lui. Avant tout, l’homme est un corps bien que dans la plupart de leurs récits les auteurs semblent l’ignorer. N’est-il pas fondamental, pour tel ou tel, de savoir qu’il devait, trop souvent, aller aux toilettes, que son visage se couvrait souvent de boutons disgracieux, qu’un torticolis permanent nouait son cou, ou qu’une mauvaise dentition l’empêchait de rire ? Pourquoi, par exemple, ne pas essayer de retrouver, laissant pour cela les souvenirs plus immédiats, plus  faciles d’accès des pensées et sentiments, ce dont je peux reconstruire des plus minuscules sensations de mon corps lors de ce premier repas chez les Dubreuil qui fut certainement un des carrefours importants de ma vie ?
Je me souviens, je pense me souvenir : j’étais vêtu d’une culotte courte bleu marine, d’une chemisette blanche nouée par une cravate à bandes obliques bleu et rouge héritée de mon père et d’un chandail jacquard lui aussi bleu marine tricoté par ma mère. C’était ma tenue du dimanche, j’en étais fier, car je ne la portais pas souvent. La revêtant en pensée, je retrouve, comme inscrites dans ma peau, les mêmes sensations, les démangeaisons constantes dont la laine grossière de mon pull-over excitait mes avant-bras, gênes permanentes qui provoquaient sans cesse le besoin de me gratter, je me souviens ainsi que, durant tout ce repas, je m’efforçais, sans y parvenir vraiment, de n’en rien révéler mais que mon effort constant pour ignorer ces petites irritations leur donnait une importance démesurée. Cette première sensation en appelle une autre : je me souviens porter alors un caleçon trop flottant de toile assez grossière dont une partie du tissu, lorsque j’étais assis, se calait dans la raie de mes fessées. Ainsi, assis à table sur une chaise au cannage de paille, une partie de mon temps était occupé par la pensée que je ne devais pas remuer, que petit caniche bien apprivoisé, je devais donner l’apparence d’un calme stoïque même si la peau de mes fesses aurait voulu que je remue sur ma chaise pour dégager les plis de toile et que mes bras demandaient que je me gratte pour faire cesser ce prurit qui prenait alors une importance déraisonnable. Mais en quoi la raison intervient-elle dans ce domaine ? Je souriais, répondais avec mesure aux très rares questions qui m’étaient posées, feignais de m’intéresser à une conversation qui ne me concernait pas alors même que mon esprit n’était occupé que de la sensation constante qui occupait mes fesses et mes bras et de l’impossibilité absolue où j’étais d’y porter un terme. Je savais, d’un savoir intuitif, que me gratter, même le plus discrètement possible ou me balancer sur ma chaise, en une exclusion définitive et que, même si sur le moment aucun des convives n’en ferait la remarque, je ne pourrais plus jamais être invité chez les Dubreuil. Or j’avais décidé du contraire, je voulais être à nouveau leur hôte et j’avais décidé faire tout pour qu’il en soit ainsi.
Durant tout le repas, mon intelligence ne travailla qu’à essayer d’imaginer quand et comment, je pourrais enfin me réfugier aux toilettes.

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