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Écrits de Marc Hodges
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23 septembre 2013

La force du souvenir

Il n'est pas facile d'essayer de garder tous ses souvenirs en équilibre car il est des moments d'une vie sur lesquels le souvenir, un fil dépassant d’une bobine de fil embrouillé, s'appuie pour créer les fondations de la mémoire. Il suffit alors de le tirer délicatement pour faire revenir, un après l’autre, des moments, des sentiments, des sensations qui jusque là étaient restés enfouis. Le souvenir de mon premier repas chez les Dubreuil est de cette nature : à dix ans je découvrais un monde inouï dont je n’avais eu une vague idée qu’au travers de mes lectures… Merveille de la profondeur presque insondable de la mémoire qui conserve, dans ses couches les plus profondes, tant de moments que l’on croyait englués dans l’oubli. Richesse infinie de la langue capable de donner chair, de tant de façons différente à ces événements anodins acquérant alors une intensité inattendue. Il faut en effet beaucoup de confiance, de désir, de naïveté ou d’imagination — peut-être d’ailleurs tout cela ensemble — pour qu’un lecteur accepte de se laisser prendre à ce que raconte une fiction. Il y faut aussi une forme d’idéalisme pour adhérer à la possibilité de mondes idéaux (au sens que ce terme a dans l’idéalisme) différents — ne serait-ce qu’un tant soit peu — de ce qu’est le monde réel.
La mère d’Antoine apparut dans l’encadrement de la porte de la chambre, elle portait une robe fourreau bleu lavande, fine, elle me parut grande : « Antoine, conduis ton camarade à la salle à manger s’il te plaît, nous passons à table ». Je n’oublierai jamais cette simple phrase si naturelle dans la bouche de cette femme et pourtant, pour moi, si romanesque, j’entrais de plain-pied dans la Princesse de Clèves dont je venais tout juste d’achever la lecture, devant moi ce n’était pas Madame Dubreuil mais Madame de Chartres, Antoine, avec sa culotte courte grise et son gilet bleu marine sur une chemise blanche, ne pouvait être qu’un jeune prince et, en Monsieur Dubreuil, je m’attendais à rencontrer Monsieur de Clèves, tout le décor élégant d’un intérieur bourgeois devenait pour moi, les pièces d’un de ces palais que je n’avais encore jamais vu sinon les imaginant au travers des quelques descriptions des romans que j’avalais sans cesse. Antoine se leva : « Suis-moi… » et, nouvelle surprise, m’entraîna vers un cabinet de toilette où il entreprit de se laver les mains. Bien que surpris, je fis de même, étonné de la douceur, de l’épaisseur, du soyeux de la serviette bleue bouclée qu’il me tendit pour m’essuyer. Tout m’étonnait : le carrelage du sol, le lavabo de marbre, le brillant du robinet de cuivre, la chaleur de l’eau, la lumière au-dessus du lavabo tamisée par un verre dépoli… Je ne dis rien, je savais inconsciemment que je ne devais rien dire, faute de mettre en avant le petit paysan que j’étais, il ne fallait pas que je paraisse émerveillé ; il ne fallait pas qu’Antoine puisse me regarder avec condescendance. Je compris que je passais une épreuve et que, comme l’examen d’entrée en sixième, je devais la surmonter avec brio, que c’était là la seule chance d’être admis dans ce milieu si étranger au mien. Aussi je me préparais à l’épreuve du repas dont je soupçonnais que j’ignorerais presque toutes les règles : je devais rester sur mes gardes. Observer, observer, imiter sans pour autant avoir l’air gauche. Situation à la fois inconfortable et excitante. Me regardant dans le miroir au cadre doré (j’étais sûr que c’était de l’or, n’étions nous pas dans une banque ?), je rectifiai de la main droite ma coiffure et, suivant Antoine, je traversai le petit couloir séparant le cabinet de toilette de la salle à manger.

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