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Écrits de Marc Hodges
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25 juin 2013

le PMU de Wilfrid

Wilfrid est un personnage de roman. La preuve, il est dans un roman… Mais il n’est pas un personnage de roman parce que sa vie n’a ni début, ni fin. Il n’entame ni ne finit un récit. Sa vie ne prouve rien. Elle est faite d’une infinité de fragments qui, s’ils donnent une certaine réalité au personnage n’en font cependant en rien une trajectoire. Sa vie peut ainsi être rapportée à l’infini, chaque jour est un jour, chaque heure une heure sans qu’il y ait entre eux ni causalité ni déterminisme. C’est ainsi et c’est ainsi.

Ainsi il y a toujours un bistro quelque part et que ce soit celui de Marcel ou celui de Frick, Wilfrid aime les bistros, surtout les PMU, il y traîne des heures à regarder autour de lui devant un ballon de rouge, il écoute, écoute, dit rarement son mot, il y en a assez aujourd’hui qui parlent pour quatre comme ce gros grec à chemise bleue rayée qui peine à cacher son ventre et qui invite tout le monde à venir bouffer gratis, « près de la Mairie, un resto de la Croix Rouge, je crois de la Croix Rouge… Chais pas bien, c’est peut-être de la Croix rouge… On s’en fout… Tu entres, i te donnent un plateau et tu te sers, y a de tout, c’est vrai, c’est bon, on paie pas un rond… Je vous invite… Bon d’accord y a pas d’alcool et puis on peut pas en amener… Pas grave, on boit après…» Regards admiratifs — peut-être un peu incrédules — de trois femmes alignées sur un banquette devant l’écran où courent des canassons : une jeune (16-18 ans), une vieille, une moins vieille et moins jeune. Elles se ressemblent. Fille, mère, grand-mère sans doute. Intéressant, elles parlent russe ou serbe, enfin quelque chose comme slave. Elles se ressemblent, toutes les trois la même moue boudeuse et survêt noir à triples bandes rouges. Une vraie démonstration des ravages de l’âge depuis le visage ferme, le regard clair de la gamine jusqu’au visage bouffi, gras, et regard éteint sou paupières lourdes de la vieille. Ça amuse Wilfrid, mais il n’ose pas dévisager. Il dit « c’est combien un tiercé placé aujourd’hui ? » Un noir, chapeauté noir, écharpe blanche autour du cou, souliers blancs, costume bleu-marine. Un spécialiste du tiercé : « C’est pas payé, placé c’est 75 € » Un autre « Non, pas 75 € », le noir « je connais les courses quand même… » Un jeune rasta entre, le gros grec à chemises rayées l’embrasse : « Ça c’est mon frère ». Un vieux style juif d’Afrique du Nord attablé devant un café devant un autre juif style d’Afrique du Nord attablé devant un café : « Ton frère… Et tu dis que tu votes Front National » « Oui je vote Front National » et alors. Le vieux « T’as raison, moi aussi, y e a marre, i nous prennent pour des cons, faut nettoyer tout ça ». Le grec mime un tir de mitraillette : « Faire le ménage, oui faire le ménage ». Les regards ne quittent pas l’écran plat, on entend : « c’est parti… c’est parti mon kiki… allez le huit… allez le huit » D’autres : « le sept, le quinze, le douze… le douze, allez le douze » « Y a rien ce soir à la télé… » « Si, si, y a un bon film, y a Laurence d’Arabie, y a Laurence d’Arabie, Laurence d’Arabie » « Avec David Niven » « et Anthony Quinn » « et Alec Guiness » « Alec Guiness ?… » « Oui Alec Guiness, i fait l’émir » « Oui, i fait l’émir » « Je l’a vu trois fois… » « Moi je veux pas rater ça » « c’est le 9 qui a gagné » « Merde, j’aurais juré le 11… » « Non, le 9, le 9… » Et ça dure des heures, tout se mélange, chacun parle très fort pour se faire entendre. Personne n’a rien à dire mais tout le monde dis quelque chose. Généralement sans intérêt, parler est une façon d’être. Ça va bien à Wilfrid, il se sent bien, il est bien, personne ne lui demande rien, il boit son rouge puis un autre rouge, écoute, écoute, parle, écoute, parle. Il existe, sans plus.

Et c’est pour ça qu’il est un personnage de roman.

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