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Écrits de Marc Hodges
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5 février 2013

Wilfrid apprend à se connaître lui-même

Wilfrid peut passer de très longues minutes à observer la peau de son médius droit, il en compare d’abord les impressions tactiles frottant son majeur contre le pouce de la même main ou contre celle du bout du médius gauche ce qui lui permet de vérifier la différence de sensation : si ses autres doigts frottés les uns contre les autres donnent une perception dominante de lisse et de souple, la peau du bout de son majeur gauche communique d’abord un sentiment de rugueux, d’irrégulier, il semble que là quelque chose accroche et que la souplesse caractéristique des autres doigts a disparu, qu’au contraire il ressent quelque chose de cartonneux et de vide, comme si une couche superficielle étrangère à lui-même recouvrait le bout véritable de son doigt qui serait au-dessous, inaccessible, comme si, entre ces deux couches se trouvait un vide, minuscule certes, mais un vide se révélant au léger enfoncement de la couche superficielle lorsque du bout d’un autre quelconque de ses doigts il appuyait avec délicatesse sur cette surface. De même, il lui semble qu’au bout de son doigt quelque chose accroche comme si sur une partie de son étendue s’étaient créées des irrégularités imperceptibles autrement que par le contact de cette peau avec un point quelconque de n’importe quelle surface de peau de son corps. Il s’en sert d’ailleurs pour se gratter avec délicatesse espérant apaiser ainsi les éternelles démangeaisons de son dos ou du haut de ses cuisses. Il a longuement observé, sous divers éclairages, se servant même parfois d’une loupe, son bout de doigt et remarqué qu’une petite partie de sa surface, aux contours vaguement circulaires mais cependant irréguliers, semblait se détacher du reste, un peu plus jaune, un peu plus brillante et que les dessins digitaux de cette section étaient nettement moins visibles, comme effacés plus ou moins momentanément car cette tache vit, bouge, modifie chaque jour ses contours de façon imperceptible. Tantôt elle semble vouloir se refermer sur elle-même comme une minuscule plaque tectonique développant alors de petites excroissances de peau morte que Wilfrid essaie de détacher avec ses dents ; tantôt elle s’élargit semblant vouloir ronger comme une lèpre discrète la totalité du bout du doigt rendant muette son empreinte digitale. Chaque jour, ou presque, lorsqu’il n’a rien de plus urgent à faire — et il a rarement quelque chose de plus urgent à faire — appuyant le bout de son doigt sur un tampon encreur, il relève cette absence d’empreinte sur un petit carnet notant avec soin la date, et même l’heure, de façon à en suivre les évolutions qui, comme des taches de Rorschach, le mènent à d’infinies spéculations sur la signification des messages que l’on devrait y trouver car Wilfrid est un philosophe du quotidien et il lui semble que les choses les plus infimes peuvent recéler des messages de la plus autre importance. D’autres fois encore, et c’est alors qu’il a recours à sa motte de beurre, la peau éclate sur quelques millimètres, laissant apparaître une sous-couche plus rouge, souvent même, lorsque, de sa main droite, il pince le bout de son majeur gauche, faisant percer une minuscule goutte de sang qu’il suce alors avec un certain plaisir. Pendant quelques jours alors, il regarde se fermer, ou se rouvrir, de façon plus ou moins aléatoire, cette dérisoire déchirure, examen qui l’entraîne le plus souvent dans de longs moments de méditations métaphysiques sur le peu d’influence de notre esprit sur notre corps, sur la fragilité humaine, la relativité des événements, le retour du même et du différent et quantité d’autres thèmes encore qui occupent un temps son esprit. Qu’y a-t-il en effet, pour un être humain, de plus important que se connaître soi-même ?

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