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Écrits de Marc Hodges
Écrits de Marc Hodges
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9 janvier 2013

Commencer au commencement

Dans ce récit, je vais où mes souvenirs me portent. Ce que nous faisions des vipères capturées importe peu, nous les donnions à la vieille guérisseuse installée à l’écart du village pour en faire ses médecines ou son alcool de vipère, nous jouions un moment avec elle et nous les relâchions ou nous nous amusions à les jeter dans quelques jardins attendant les réactions des femmes. Ce qui comptait n’était pas l’usage, mais l’acte de la capture. Nous affirmions ainsi, une fois encore, notre pouvoir absolu sur la nature qui nous entourait et nous étions chez nous. Comme d’autres avant moi, j’avais franchi cette étape nécessaire pour maîtriser ce qu’il pouvait y avoir de forces obscures et maléfiques dans ce pays rude et sauvage où l’homme ne pouvait imposer son existence que par un combat permanent.

Lewis Carroll dit qu’il faut « commencer au commencement » et déconseille « d’ouvrir le livre au hasard ce qui vous conduirait vraisemblablement, cher lecteur, à l’abandonner ». Il ajoute « cette règle est très souhaitable lorsqu’il s’agit de livres d’un genre différent, de roman, par exemple, où l’on risquerait fort, en ouvrant le livre ici, puis là, de gâcher tout le plaisir qu’on aurait pu prendre au développement de l’intrigue ». Il ignorait la littérature numérique qui se met aujourd’hui en place où il n’y a ni entrée ni sortie définie et qui permet, qui demande même, des lectures transversales sans que l’on perde rien du plaisir de lire. Si j’étais plus jeune, je m’initierais à l’informatique pour écrire ma vie de cette façon. Car il n’y a d’autre commencement que chronologique et ce n’est pas écrire que se laisser dominer par les contraintes du temps: ne me demandez ni de vous racontez ma vie dans son ordre apparent, ni de tout vous en dire. Je vais où mon désir me porte car, parce qu’il est des jours où la répétition d’un même phénomène apporte la preuve de l’absurdité du monde que nous squattons, il faut bien se résigner à accepter car des presque cinq millions de minutes qui ont constitué ma vie, bien peu ont présenté pour moi quelque intérêt, bien moins encore me semblent mériter d’être rapportées. D’ailleurs, ce qui fait une vie n’est pas l’ensemble des actes qui la constituent mais, bien davantage, les rares impressions, sensations, sentiments qui leur ont donné leurs couleurs particulières. Je suis davantage ce que j’ai éprouvé que ce que j’ai fait.

Comment oublier, par exemple, ces chansons sentimentales, parfois jusqu’à l’écœurement, qui, dès mon berceau, ont nourri et, sans aucun doute, influencé celui que je suis encore ? De temps en temps, à l’improviste, lorsque mon cerveau fatigué ou inattentif se perd dans une rêverie tranquille et improductive, un vers, une ligne musicale s’installe en lui comme un squatter et l’occupe des heures durant, revenant sans cesse sur des mots et des notes « et dans les soirs de rêverie s’en va vers mon cœur attristé… » ou « un poète ayant fait un voyage extraordinaire m’a dit… ». Je ne sais plus le titre de la chanson, le nom de son auteur, celui de l’interprète, mais ces mots sont restés en moi à jamais et je sais que mon être profond leur doit davantage que tout ce que j’ai pu accomplir. Sans s’en douter, me nourrissant de ces ritournelles sentimentales, mon père a fait de moi un être de mots. Plus qu’aucun autre enfant du village, j’avais ainsi besoin de me prouver — à défaut de devoir le prouver aux autres — que j’étais aussi, comme eux, avant tout, un être d’action. 

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