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Écrits de Marc Hodges
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18 novembre 2012

Territoires

Tenter d’écrire mon enfance me rend quelque peu nostalgique et, une image en amenant une autre, me remet en mémoire la place essentielle que mon père accordait à la lecture. Dès qu’il se rendit compte que je savais lire, il me constitua une bibliothèque que chaque occasion — anniversaire, fête, noël, bonnes notes, réflexion intelligente — enrichissait de volumes nouveaux. Dans le capharnaüm de mon grenier, je viens de retrouver deux de ces volumes:  Un choix de fables illustrées par Gustave Doré et De Wogel, publié chez Hachette aux alentours des années 20 et un «recueil de poésies morales, petit Parnasse pour l’instruction et l’amusement de la jeunesse» publié en 1855 chez Léopold Michelsen. Je me souviens avoir lu et relu ces deux livres, avoir souvent essayé de recopier et colorier leurs illustrations.. Je connais encore par cœur ce «bouquet d’enfant» anonyme que j’avais dû apprendre pour une fête des mères: « Ne possédant rien en effet / Je ne puis t’offrir qu’une rose / En la comparant au bienfait / Cet hommage est bien peu de chose / Mais un sourire approbateur / M’enhardit et me récompense / Tu lis, au sein de cette fleur / Mon amour, ma reconnaissance »
J’étais l’aîné, portais le nom du frère de mon père. Mon frère, Robert, ne devait naître qu’en 1927, cinq ans après moi. J’étais déjà à l’école. Je savais lire, faisais la fierté de mon père. À l’école, il affirmait à mon égard une neutralité qui ne trompait aucun des élèves. Certes, il exigeait plus de moi que des autres mais, comme je me montrais à la hauteur de ses demandes, cette exigence même était un signe de filiation car j’étais, sans aucun doute son meilleur élève. Tous le savaient. Tous l’admettaient. J’étais le fils de l’instituteur, une sorte moderne d’aristocrate, et, bien que vivant parmi eux, bien que jouant avec eux, bien que connaissant le village et ses alentours aussi bien qu’eux, j’étais différent. Bien que ne l’affichant pas, j’étais fier de cette différence qui me donnait comme l’aura d’un petit chef. Aucun élève n’osait se battre avec moi comme il pouvait se battre avec n’importe quel autre.
Il est des territoires qui signent les différences même les plus invisibles. Si je pouvais entrer — et ne m’en privais pas — dans chaque maison du village, très peu d’habitants avaient le privilège d’entrer dans notre appartement. Non que mes parents veuillent marquer une différence en interdisant leur territoire, mais parce que c’était ainsi. L’école était un territoire consacré que l’on ne pouvait pénétrer qu’avec une raison impérieuse. Parmi les adultes, seule la famille Mazel, et surtout Justine, ma grand mère, avaient cette audace. Encore fallait-il une invitation, une cause pressante, la justifiant. Ma grand-mère venait voir ma mère et, surtout, au moindre incident, ses petits enfants; mais on nous amenait voir mon grand-père Jules dont la ferme était à moins de cinquante mètres de l’école. Parmi les autres habitants, rares ceux qui avaient passé les trois marches et le seuil de granit donnant accès aux escaliers de notre appartement. Seuls mes amis Robert Bonal, André Bouviala et, surtout, Marie Champbreton, avaient quelquefois le privilège de les monter pour venir jouer avec moi. Je pense qu’ils n’en étaient pas vraiment heureux: ils ne s’y sentaient pas à l’aise. Même si notre logis était très modeste, comparé aux fermes du village, il paraissait luxueux. Il y avait quelques meubles, un coin toilette, un WC, une bibliothèque dans la chambre de mes parents, une autre dans la mienne, des photos, des reproductions de peinture, le portait à l’huile de mon oncle Maurice, un gramophone et beaucoup de disques, un poste de radio Atlantic en chêne clair. L’appartement ne sentait ni les chiens, ni le fumier, ni l’étable. Jamais des poules n’y pénétraient. Heureusement, nous préférions tous jouer dehors.

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