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Écrits de Marc Hodges
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20 octobre 2012

Destins

Je comprends, la situation est en effet insolite, poursuit le colonel souriant: vous êtes invité, vous ne savez pas trop pourquoi à un congrès sur la langue française qui se tient à Hué, au Vietnam où vous croyez n’avoir aucun lien. Votre contribution à ce congrès, si l’on peut appeler cela ainsi, est des plus fantaisistes et vous regardez tout cela comme un spectacle un peu ennuyeux, vous vous promenez dans une ville exotique qui doit vous apparaître plus comme un décor de film que réelle, un individu que vous ne connaissez pas, qui se dit à la fois colonel et poète, vous aborde et veut avoir avec vous une conversation confidentielle… — Il y a un peu de ça, le coupe Peter, mais, croyez-moi ou non, je traverse toute ma vie comme un songe, je n’arrive pas à pénétrer dans la matérialité des choses, je reste extérieur à tout. Ma question stupide est de cette nature, une idée me traverse l’esprit et devient soudain essentielle même si elle n’a aucun lien avec la situation que je vis. Mais, oubliez-la, revenons à votre récit. — Ne vous inquiétez pas pour ça, bien que colonel à cause de l’Histoire, je suis poète. Contrairement à votre célèbre Lautréamont, je crois que la poésie ne peut avoir pour but cette « vérité pratique » dont j’ignore d’ailleurs ce qu’elle est mais est définie par une totale absence de vérité, qu’elle réside dans un regard « à distance », comme une conscience de la conscience… Il réfléchit, hésite, semble se reprendre: — Même si cette conversation est passionnante, le réel parfois s’impose et j’ai à vous parler d’autre chose, permettez-vous que je continue mon récit ? — Bien sûr, acquiesce Peter, je ne vous ai que trop interrompu.

La réalité est un écheveau de fils de vies qui s’entrecroisent que, seul, Dieu, s’il en est un — ou plusieurs — serait capable de démêler. L’écrivain, lui, même s’il se pose parfois en divinité, le plus souvent s’y perd. Aussi, le plus souvent, adopte-t-il une solution simplificatrice : il tire un fil, deux tout au plus, jusqu’à ce qu’il se dégage et se rompe. La vie de Peter Peterson, nouée à un grand nombre d’autres, s’entortille sans cesse au cœur de la pelote, et prétendre en isoler le fil ne peut-être qu’une entreprise vaine, l’auteur en extrait des fragments de plus ou moins grande importance et, avec eux, d’autres fragments d’autres vies sans pour autant parvenir à maîtriser la cohérence de l’ensemble. Malgré la frustration de ses lecteurs, il lui faut faire avec.

Ainsi, on ne saura jamais exactement ce qu’est devenu Jack, le père de Peter, après avoir abandonné sa mère Émily Cline. On ne saura pas plus ce qu’est devenu cette dernière. Ces deux vies se sont noyées dans le flot boueux de l’histoire et si Peter en est une trace, rien d’autre n’en demeure. Il faut s’y résigner, ne reste pour le chroniqueur qu’à mettre en scène les fragments maintenant dégagés des vies de Maurice Roman, Ronald Cline, du colonel Thuân Thiên et de Peter Peterson.

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