Wilfrid s'éveille
Faut pas déconner… Wilfrid s’éveille avec ce moignon de phrase en tête. D’où ça lui vient? Sais pas. L’a dû rêver. Il rêve souvent, des trucs auxquels il ne prête guère attention. Il n’essaie pas de s’en souvenir, le rêve c’est une des conneries de plus de l’existence, le cerveau qui pédale dans la choucroute. Et ça il n’en a rien à battre. La vie, la vraie vie est déjà assez compliquée qui brasse et lessive les vies dans son tambour de machine à laver. Wilfrid s’éveille, lentement, fait déjà chaud dans la caravane, il doit être autour de dix heures car le soleil se love entre les branches, réussit sa percée au travers d’un des trous du vieux store et cogne aux paupières encore lourdes de Wilfrid qui prend la décision vague de se lever. Il se retourne dans sa couette, baîlle, se gratte les cheveux et les fesses, fourrage dans ses poils pubioens, remet sa bitte en place, songe vaguement à se masturber, mais ça le fatigue et La Beude lui manque, elle a fait en lui comme un trou qui ne se comble pas. Bon, d’accord, faut pas déconner, il continue à vivre sans elle et ses routines n’ont pas vraiment changé: va se regarder dans le miroir brisé de la caravane, se dire qu’il est de plus en plus un vieux dégueulasse et qu’il n’en a rien à foutre, enfiler son vieux jean délavé, une paire de chaussettes dépareillées, tirailler son vieux pull à raies multicolores sur la chemise de la nuit, faire un café, fort, noir, amer adouci d’un petit verre de gnôle, et ça ira mieux, il pourra alors se dire qu’il est éveillé, qu’une autre journée, toute pareille à une longue suite de journées identiques, l’attend dont il faudra bien faire quelque chose. Avant, avant la mort de La Beude et la découverte de son trésor, il aurait fallu imaginer un moyen quelconque pour trouver de quoi manger, de quoi boire, chaque fin du mois payer l’emplacement de la caravane au patron du camping. Et ça lui prenait quand même un bout de temps avant de sortir pour mettre en œuvre ce qu’il venait d’imaginer même si, pour l’essentiel, il s’agissait de solutions classiques: faire la manche à la sortie de l’église Saint-Louis, celle des culs les plus bénis; aller traîner aux halles ou sur les marchés de quartier en essayant d’y chaparder quelque chose ; repérer, dans les bistrots qu’il fréquentait, quelque poivrot bien à point pour se faire payer des coups en feignant de s’intéresser à ses délires; fabriquer des cendriers avec des canettes de bière vides ou des personnages en fil de fer pour essayer de les vendre aux touristes de passage; taper quelques cigarettes à des ados ; pire encore, réussir à trouver un boulot pour la journée ou la demi-journée: aider à un déménagement, faire la plonge dans un rade quelconque, porter les provisions d’une vieille dame, aider un des petits malfrats du camping à monter un coup plus ou moins tordu ; bref, tout ce qui se présentait et qui ne l’engageait pas sur une trop longue durée. Maintenant, prudent, il va, de loin en loin, vendre une des pièces de La Beude au mont de piété ou chez un acheteur d’or quelconque et ça lui suffit pour un bon bout de temps. Du coup, ses journées ont tendance à toutes se ressembler au point qu’il ne se souvient plus de ce qu’il a fait quelques jours auparavant. De toutes façons, pas besoin de s’en souvenir, tout se répète dans une combinatoire d’actions identiques: dormir, se lever, boire son café, aller traîner au bistrot des amis, juste à la sortir du camping, traîner dans les rues au soleil s’il y en a, s’installer dans une cantine quelconque, revenir faire la sieste, sortir pour une tournée aléatoire des bistrots de la ville, délirer avec des personnages de rencontre ou de vagues connaissances, refaire le monde, parler foot et loto, suivant son état de lucidité, bouffer encore, ne pas bouffer avec l’un ou l’autre, refaire une tournée des troquets, rentrer, ne pas rentrer, s’affaler sur son pieu, sur un banc, dans un coin de rue ou de plage, dormir, s’éveiller quelque part plus ou moins tôt, plus ou moins tard… Recommencer. Pas de raison que ça s’arrête, faut pas déconner.