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Écrits de Marc Hodges
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25 septembre 2012

être et avoir été

Mon âge, mon apparente forme physique ne passent pas inaperçus dans la petite ville où je vis désormais. Ce matin, la boulangère, une petit femme boulotte et rougeaude — je me suis souvent demandé si elle ne buvait pas un peu derrière son comptoir — , toujours vêtue de façon criarde et réputée pour son franc-parler qui, selon moi, dénote plus de stupidité que d’intelligence, ne peut s’empêcher, croyant être aimable et boute-en-train, de lancer à la cantonade « Ah, Monsieur Roman, vous êtes bien parti pour être centenaire ». Je n’ai rien dit, comme d’habitude, mais je n’aime pas ces familiarités sur mon âge et ma santé, pas plus que les regards qui se veulent amicaux du maire, jeune mâle aux dents longues qui se verrait bien conseiller général et distribue à cette fin de généreuses poignées de mains, dans lesquelles je ne peux m’empêcher de voir se refléter le «futur centenaire» de la commune et surtout la médiatisation locale qu’il pourrait en tirer. Ainsi, la plupart des gens que désormais je croise ne me regardent plus comme l’un des leurs mais comme ce futur centenaire que je semble promettre d’être. Ce qu’ils voient en moi, c’est ce qu’ils espèrent, sans cependant trop oser y croire, être leur sort futur : vieillir le plus longtemps possible, vivre, vivre, quelle que soit leur vie, mais vivre. Comme si la vie pouvait être une fin en soi.

J’aimerais avoir le courage d’un Caton ou d’un Montherlant mais le corps résiste, le corps impose sa vitalité et sait trouver en lui-même des ressources pour s’opposer aux moments d’abattement de l’esprit. Je suis ainsi un être multiple, je l’ai toujours été, mais avec l’âge, la multiplicité s’est réduite en duplicité. Je suis à la fois celui qui ne trouve plus aucune raison à vivre et celui qui respire avec force, a de l’appétit, aime à marcher longuement dans la campagne, apprécie la douceur du soleil sur sa peau. Mon corps ne parle pas, il hurle. Il dit la volupté d’être alors que le cerveau murmure sa douleur d’avoir été. Car j’ai été, j’ai eu une vie sociale, des amis, des amours, des aventures, des périodes d’exaltation créatrice, des curiosités profondes, des découvertes inattendues ; j’ai connu les risques et l’ivresse de les vaincre, les rivalités et la jubilation d’en triompher, la joie d’être connu, reconnu, celle de voir son œuvre appréciée, les oppositions et l’exaltation d’en triompher. Même si elle fut souvent acrobatique, ma vie a été longtemps riche… Mais, peu à peu mes amis sont morts, mes désirs amoureux se sont évanouis, peu à peu, amené par les circonstances de la vie à me retirer dans le désert intellectuel de la petite ville où je vivote, on m’a oublié, des générations plus jeunes sont apparues, ont créé d’autres choses, sont allées plus loin que moi et, même si, de loin en loin, certains d’entre eux croient se souvenir que j’existe, me cite parfois dans tel ou tel texte, mon effacement est en cours.

Avoir été n’est, pour l’esprit, pas satisfaisant ; être m’est de plus en plus difficile. Chaque regard m’enferme dans le passé qui ne voit en moi qu’un corps qui perdure. Mon drame, le drame de l’homme n’est pas la mort, mais la mémoire, le souvenir de ce qu’il a été et qu’il sait ne plus jamais pouvoir être. Seigneur, délivrez-moi de ma mémoire… Bonheur du vieillard sans mémoire capable de ne vivre que dans l’instantanée du corps. Bonheur du poisson rouge. Une des raisons, peut-être la plus importante, de ce livre, n’est autre, guérissant le mal par le mal, que de tenter de me délivrer de ma mémoire.

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