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Écrits de Marc Hodges
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6 août 2012

Premiers souvenirs

Ce matin où la cacophonie des oiseaux m’éveille avec l’aube, je me demande si, dans mon enfance, dans cette maison d’école noyée au milieu d’une nature restée très primitive, cette même folie de chants d’oiseaux qui, se provoquant l’un l’autre, libérent cette brutale polyphonie violente avec laquelle ils ouvrent le jour, mettait aussi fin à mon sommeil. En mai 1923, en mon premier printemps, âgé déjà de cinq mois, étais-je, dans mon berceau, déjà sensible à ces manifestations sonores de la vie extérieure ou bien, dans mon cerveau où le maillage des relations qui font la construction mentale du monde, n’étaient pas encore assez nombreuses, ne faisaient elles partie que d’un bruit de fond d’où, plus constantes, ne se détachaient que les voix de mes parents ?

Nous conservons si peu de choses des premières années qui nous déterminent comme si nous ne naissions que bien après le jour de notre naissance physique, comme si nous ne venions vraiment au monde que lorsque nous avons plusieurs années d’existence. Le premier de mes souvenirs réel, celui qui continue à m’intriguer parce que, lorsque j’en ai parlé à ma mère et à mon père, ils ne pouvaient le relier à rien, est celui d’une image. Un homme — bien que ne voyant pas son visage et ne sachant rien de son âge, je sais que c’est un homme parce que je suis sur les genoux d’un pantalon de velours dont je ressens nettement la texture — est assis dans un fauteuil. Il me semble que nous ne sommes que tous les deux car, du contexte, je ne me souviens de rien d’autre. Il joue avec un gyroscope dont je revois avec précision les couleurs vert, rouge et jaune, vert de la tranche extérieure de la roue rouge, jaune de l’armature et de l’axe. Au bout d’un temps dont je n’apprécie plus la durée, il me laisse le gyroscope, me pose avec lui à terre. L’image alors s’éteint dans ma mémoire.

Ce souvenir fugitif m’a longtemps intrigué. J’en ai souvent parlé à mes parents et, s’il ne leur évoquait rien, ils pensaient, après réflexion, qu’il pourrait remonter à mon premier voyage chez mes grands parents de Carmaux aux vacances de l’été 1926, pour le mariage de ma tante Georgette avec Harry Cline, un peintre anglais, qu’elle avait rencontré l’année précédente alors qu’il faisait un court séjour en France. Si c’est le cas, j’avais alors trois ans et sept mois. Trois ans et sept mois perdus pour la mémoire. Trois ans et sept mois d’inconsciente vie végétale. Davantage même car les premières images suivies et cohérentes de mon enfance me renvoient ensuite à mes jeux dans la petite cour de l’école du village.

Notre vie s’écrit à la craie sur un tableau noir où à chaque instant nous dessinons mais où, pour dessiner encore, nous devons effacer ce qui a déjà été esquissé. Ne restent alors, par hasard, entre les traits des dessins nouveaux, que de vagues traces de nos figures antérieures et pour leur donner quelque sens, nous devons nous efforcer, de ces fragments de traits, à reconstruire la figure antérieure, la recomposer ou, plus souvent peut-être, l’imaginer, croire reconstruire ce qui en fait est perdu à jamais. Parce que nous vivons ainsi dans l’instant chacun de nos souvenirs exige la plus grande intensité possible. Je ne sais si c’est ma prise de conscience précoce de cette nécessité qui a décidé de ma vie, mais c’est ainsi que j’ai très tôt décidé de vivre, négligeant toujours le futur à l’impérieuse urgence du présent, donnant aux sens, aux sensations, aux émotions la priorité sur tout autre comportement.

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