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Écrits de Marc Hodges
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4 avril 2012

La population de La Roche

Mon père arriva à La roche en janvier 1919.

La Roche, un village ordinaire et même plutôt médiocre, rude, sauvage, tassé autour d’un gros caillou et devant pour l’essentiel son nom à une « roche branlante », un phénomène naturel, une curiosité locale, un rocher depuis toujours en équilibre mobile sur un autre que, depuis la nuit des temps, c’est-à-dire de mémoire d’homme, les enfants, se prenant pour des géants de légende, s’amusaient à faire bouger.

La population de La Roche – me dit plus tard mon père était alors constituée de onze familles : en tout, soixante seize personnes : 7 veuves entre 25 et 40 ans, 4 femmes mariées à des maris de plus de 50 ans, 11 vieillards (7 femmes, 4 hommes), 8 enfants de moins de cinq ans (5 filles, 3 garçons), 17 enfants d’âge scolaire, 6 adolescents mâles, 8 adolescentes de moins de 16 ans, 9 jeunes femmes entre 17 et 25 ans. Revenus de la guerre : un jeune homme de 23 ans à peu près indemne si ce n’est qu’il avait un éclat d’obus dans le genoux droit qui lui interdisait les efforts, et un autre, 21 ans, la gueule cassée. Autant dire que mon père, jeune, indemne, cultivé, était une anomalie.

Dans le village, en âge de se marier — ou presque : 11 jeunes filles. La plus jeune, Marinette, Bouviala, avait 15 ans ; la plus âgée Louisette Soubiran, presque 24 ans. Rien d’exceptionnel, la guerre avait fait son œuvre et, dans un rayon d’une trentaine de kilomètres autour du village, il y avait un peu plus de trente jeunes femmes dans cette même situation. Quant aux hommes susceptibles de les épouser, même en comptant ceux qui étaient revenus en mauvais état, ils n’étaient guère plus d’une dizaine. Situation absurde et inédite dans ces campagnes. Situation cruelle aussi car cette génération de femme devait, en plus de prendre en charge des travaux dont elle ne s’occupaient pas jusque là, choisir entre s’exiler ou rester vieilles filles, état alors peu enviable dans les campagnes car, pour ce qui était des couvents — et autres lieux habituels de relégation — peu en avaient le désir et la mode en était passée.

Difficile de me mettre dans la tête des jeunes femmes d’alors, d’imaginer ce qu’étaient leurs pensées ou plutôt, leurs désirs. Pourtant il le faudrait pour rendre la suite de mon récit plausible. Aussi, prendre la place de mon père, l’imaginer. Profondément blessé par ce qu’il a vécu sur le front, l’odorat encore saturé des odeurs de cadavres, la vue agressée de trop de sang, l’ouïe pleine de gémissements et de hurlements de douleur, sa tête est un charnier. Il lui faut effacer tout cela, repartir à zéro, position rousseauiste, la nature, du moins ce qu’il croit être la nature comme placebo. Jusqu’où aller dans les précisions ?

Et les femmes ? Entré à 15 ans dans un de ces couvents laïques qu’étaient alors les Écoles Normales pour être, dès ses 18 ans, directement envoyé à l’armée et, très vite, sur le front comme sous-officier, mon père — du moins c’est ce que j’imagine — n’avait eu avec les femmes que des rapports artificiels et superficiels: cantinières, femmes à soldats, Madelons et putains, à la fois idoles et bidoche. Peut-être même était-il encore vierge bien que, connaissant les appétits des mâles ainsi que les stimulations érotiques du combat, je ne peux pas le croire.

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