Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Écrits de Marc Hodges
Écrits de Marc Hodges
Visiteurs
Depuis la création 98 711
Archives
29 mars 2012

Mon père rejoint La Roche

Comme si cet épisode de sa vie n’avait jamais eut lieu ou était enfoui avec les derniers morts inutiles de l’été 1918, mon père ne me parla jamais de sa guerre. Pourtant, sept ou huit ans après l’armistice, quand j’étais en âge de comprendre ou, plus exactement, d’être sensible aux non-dits des êtres, dans ces longues heures qu’il passait, assis au bord d’un ruisseau aux eaux paresseuses, comme perdu dans le vide d’une pensée mutique, je devinais en lui comme une fêlure.

Revenu de la guerre, mon père, jeune instituteur qui n’avait eu jusque là d’autres occasions que d’enseigner aux hommes l’obéissance absolue et l’acceptation d’une mort stupide, décida de se retirer au plus loin de ce qu’il considérait comme une civilisation désastreuse. Il demanda comme poste un des villages les plus retirés de Lozère. La guerre ayant décimé les futurs enseignants et les campagnes perdues n’étant pas le choix préféré des enseignants débutants, il l’obtint sans difficulté. Fin 1918, il fut nommé instituteur à La Roche, petit hameau de la commune de Rieutort-de-Randon.

Il y avait quelque chose de suicidaire dans sa démarche, dans cette volonté d’exil, la reconnaissance d’une impuissance à influer sur les événements du monde. Se retirer sur son Aventin. La guerre avait fait de l’étudiant idéaliste un homme désabusé et brisé. Se retirer du monde, feindre de pouvoir l’ignorer pour être épargné de ses turpitudes. La Roche ne pouvait pas être mieux choisi: un village pauvre de soixante seize habitants, poussé au milieu de nulle part, se cachant dans le creux d’une partie de la Margeride, le Can de La Roche, cerné de forêts épaisses, broussailleuses, jamais entretenues, que l’on n’atteignait que par un médiocre chemin de terre tracé par les pas des hommes et des bœufs et, l’hiver, souvent coupé du monde par d’épaisses chutes de neige qui l’isolaient durant des mois. Un village sans aucun charme, plutôt médiocre, rude, sauvage, tassé comme un troupeau de moutons apeurés autour d’un gros caillou et devant pour l’essentiel son nom à une «roche branlante», un énorme rocher de granit depuis toujours en équilibre instable sur un autre et que, depuis la nuit des temps, c’est-à-dire de mémoire d’homme, les enfants s’amusaient toujours à faire bouger d’une seule main ce qui leur donnait l’illusion à la fois de la force et du miracle.

Après avoir passé deux mois de repos dans sa famille pour réapprendre à vivre, mon père arriva à La roche en janvier 1919. Il me dit plus tard que non seulement il attendait ce jour avec impatience mais que c’est dans une grande allégresse qu’il accomplit les six longues heures de marche qu’il fit de Mende — où l’avait déposé le train — à ce village de La Roche où, avec les clefs de l’école, l’attendait, semblait-il, une Madame Bouissou, femme d’une cinquantaine d’années, veuve depuis la mort de son mari à Verdun en décembre 1916.

Publicité
Commentaires
Publicité
Derniers commentaires
Publicité