Le cybercash

Dans le froid, la ville est presque déserte. La petite voiture qui semble glisser silencieusement dans les rues enneigées est un salon mobile, confortable, sûr, un cocon de verre et de plastique dans lequel Ulf a l’impression que rien ne peut lui arriver. Lorsque l’arrivée de son véhicule ouvre à distance la porte du garage d’Interpol, il ne peut s’empêcher de se souvenir de son enfance quand, dans le dernier quart du siècle dernier, chaque sortie automobile familiale s’apparentait à un parcours du combattant.

Ulf monte au douzième étage où se trouve la salle d’observation des opérations spéciales. Bien que l’ordinateur central sache déjà qu’il est dans l’immeuble, il doit tout de même introduire, pour authentification, son index droit dans la boîte de reconnaissance d’empreintes qui lui autorise l’accès. Peter Sindlingen est seul dans la salle hémi-circulaire…

- Bonjour Ulf, désolé d’avoir dû vous déranger chez vous, mais Christa a eu un malaise. Elle a dû être évacuée d’urgence.
- Rien de grave, l’interrompt Ulf ?
- Je ne crois pas… Je ne sais pas. En tout cas, dans son état, valait mieux ne pas prendre de risque. En plus, avec les fêtes, beaucoup sont partis en vacances.
- Ne vous inquiétez pas, c’est le métier ! Y a-t-il quelque chose de particulier ?
- Pas vraiment, la routine… Comme d’habitude vous avez quelques centaines de comptes sous surveillance. Pour l’instant, rien à signaler.
- Pas de demandes renforcées, demande Ulf ?
- Aucune, mais vous savez comme moi que c’est une heure plutôt calme: la journée se termine à l’est de l’Amérique, l’aube pointe à peine en Asie, l’Alaska est en pleine activité mais nous intéresse peu. Reste la côte Ouest des États-Unis.
- Vous foutez pas de moi! réplique Ulf, vous savez bien que dans notre domaine, le temps est universel: les transactions ne cessent jamais sur notre planète. Un chinois peut bien à trois heures de ses matins agir sur un compte en Suisse où il est dix-huit heures.
- Voilà pourquoi nous ne dormons jamais! Il faut que je vous laisse, je dois voir si tout se passe bien partout. Bonne nuit!

Peter Sindlingen quitte la pièce. Ulf Eschbronner reste seul. Il se fait couler une tasse de café, s’installe confortablement dans son fauteuil, regarde son écran. La zone qu’il surveille est celle de l’Europe de l’Ouest, sur l’écran une carte. Elle va, au Sud, de Lisbonne à Izmir; au Nord, de Reykjavik à Helsinki. Sur cette carte, des centaines de points lumineux. Autant de serveurs dont le contrôle des transactions financières, autorisé par les autorités judiciaires des états dont ils dépendent, a été, pour une raison qu’Ulf ne connaîtra jamais, demandée par un autre service d’Interpol: soupçons d’escroqueries, surveillance des trafics de drogue, fausse-monnaie électronique, assassinat, demande de rançon, racket, fraude fiscale, etc. le cybercash ayant accru la dématérialisation des monnaies, accéléré la virtualité des transactions, les raisons sont multiples. L’argent n’est plus autre chose que des chiffres inscrits simultanément dans diverses mémoires. La tentation est grande de modifier les données qui le représentent et accordent tant de pouvoir. La lutte entre ceux qui cherchent à sécuriser le flux et ceux qui essaient de le détourner à leur profit n’est pas près de prendre fin. Si Ulf est si bien payé, c’est parce qu’il est un combattant de cette guerre. Il en est même un élément essentiel: sans lui, la majorité des opérations suspectes se dissimuleraient sans peine dans le flot tumultueux des échanges financiers. Comme un filtre spécialisé et intelligent, son rôle est d’analyser en temps réel les transactions signalées sur les serveurs surveillés pour, s’il détecte quelque chose qui lui paraît anormal, faire transiter les informations, soit vers les services qui les demandent, soit vers des analystes spécialisés qui sauront les comparer à d’autres, les accumuler, mener une enquête, pour construire des dossiers d’inculpation solides.