Discussions philosophiques

Brooks rentre. Sue reste dans le jardin : elle continue à écouter.

Brooks monte à l’étage, frappe à la porte de la chambre et, comme à son habitude, entre sans attendre. Bart est assis sur son lit, face à son écran mural. Sur celui-ci, dans une lumière diaphane et bleutée, devant un décor de forêt baignée d’une brume solaire, trois adolescents, un blanc, un noir, un asiatique, tous très beaux, athlétiques, semblent discuter comme s’ils étaient autour d’un feu de camp… Celui qui parle est de type asiatique, il semble s’adresser à la fois aux autres et à Bart :

“Comprends-tu, Bart ? L’homme n’est qu’un objet animé par l’intellect séparé qui s’unit à lui. Seuls lui appartiennent en propre les sentiments, les sensations, les souffrances génératrices d’images par l’intermédiaire desquelles il a la possibilité unique de participer au mouvement de l’intellect séparé. Chaque “intelligence” n’est qu’une des parcelles informes d’une immense et puissante intelligence collective agissante et pensante de toute éternité. Nous quatre, comme des millions d’autres, nous ne sommes qu’atomes d’une pensée collective éternelle et toute-puissante. Elle seule est immortelle et éternelle. L’homme ne sera donc sauvé que s’il parvient à produire un intellect unique, seul apte à le mettre en relation avec l’Intellect Agissant : Dieu.”

D’un geste, Bart éteint son écran, se tourne vers son père, le regarde d’un air étonné :

- Oui, pa ?.

Brooks ne sait comment débuter la conversation :

- Je venais voir ce que tu faisais.
- Je participais à un forum avec des copains.
- Un forum sur quoi ? Ils parlaient de Dieu, je crois.
- Oui, répond Bart, un forum de philosophie. Il est réservé aux jeunes.
- Y a longtemps que tu y participes ?
- Non, répond Bart, c’est la troisième fois.
- Tu trouves ça intéressant ? demande Brooks d’un ton faussement enjoué.
- Super intéressant, ce sont des mecs hyper calés… J’adore discuter avec eux !
- De quoi parliez-vous ?
- De Dieu… de Dieu, des hommes… De l’humanité dans son ensemble et de comment les hommes peuvent arriver à se comprendre alors que chacun d’entre eux est isolé.
- Que veux-tu dire ?
- Bon… Par exemple, dans ta vie de tous les jours, tu as des expériences qui n’appartiennent qu’à toi, que personne n’a jamais vécu et ne vivra jamais… D’accord ?
- Oui… et alors ? demande Brooks.

Bart s’échauffe, il semble passionné par le sujet :

- Alors, comment ça se fait que je comprenne lorsque tu m’en parles ? Comment ça se peut que je comprenne ce dont tu parles quand tu parles d’une expérience que je n’ai jamais vécue, par exemple d’une sensation devant un paysage ?
- Parce que tu as vécu des expériences semblables et que tu peux comprendre les miennes par comparaison !
- Non… ce n’est pas ça. Il y a trop de cas où ça ne marche pas, il faudrait que j’ai vécu au moins une expérience comparable à la tienne. Or, souvent, je n’en ai vécu aucune.
- Alors tu ne la comprends pas !
- Mais si, pourtant, puisque nous en parlons, puisque nous communiquons… Alors, comment ça se fait ?
- Je ne sais pas ?
- Parce que tous nos esprits individuels sont reliés à un esprit commun unique qui assure la compréhension. Quelque chose comme le web… Le web n’existe pas, ou plutôt il n’est fait que de fibres optiques et d’ondes qui passent par des satellites, il n’a pas de vie propre et pourtant, grâce au web, tous les hommes, où qu’ils soient, à tous moments, participent à une pensée unique qui les rend plus forts et les rapproche de Dieu. Le seul moyen que l’homme a de se rapprocher de Dieu est de parvenir à s’unifier dans l’instantanéité d’une pensée unique. Tu ne trouves pas cette idée super ?

Brooks est dubitatif. Il est à la fois étonné de la logique du raisonnement de Bart auquel il ne s’attendait pas, inquiet de son exaltation, mais aussi de ce qu’il perçoit de peu orthodoxe dans cette philosophie :

- Je sais pas… Tu devrais en parler au révérend Bartley, lui il saurait mieux te dire. Si tu veux, je l’invite un de ces jours pour qu’on en discute.
- J’aime autant pas, dit Bart d’un air ennuyé, il est pas marrant. C’est beaucoup plus sympa de discuter avec des mecs de mon âge, on se comprend bien mieux !
- Tu préférerais pas discuter avec tes copains ?
- Ne parlent que foot, base-ball, filles… ça m’emmerde un peu !
- Ta mère s’inquiète de te voir t’enfermer comme ça.
- Tu sais comme elle est, pa, toujours anxieuse pour rien… T’as qu’à la rassurer. Moi je préfère les copains du web, au moins on a des tas de choses à se dire.