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Écrits de Marc Hodges
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22 octobre 2011

Du bonheur

Du bonheur, que dire sinon des banalités? Car la plupart du temps ce n’est qu’un état de stase entre diverses périodes plus ou moins agitées de vie. J’ai été heureux, très heureux même parfois mais quand j’essaie de me remémorer ces moments de bonheur particulier, ce qui se propose à moi ce sont, pour l’essentiel, deux définitions différentes du bonheur.

La première concerne ce que j’ai envie d’appeler le bonheur d’attente. C’est un bonheur attendu, parfois dans l’anxiété, et longuement préparé par elle car il produit un changement d’état, faisant passer de l’inquiétude au soulagement. C’est le cas, par exemple, lorsque l’on apprend la réussite à un concours difficile ou que la fille que l’on poursuit de nos assiduités nous tombe enfin dans les bras ou lorsque l’on arrive à triompher de n’importe quelle épreuve difficile. Car plus l’attente est longue, plus l’événement qui la produit est éprouvant, plus l’intensité du bonheur est grande. Mais en ce qui me concerne, bien que pour devenir l’angiologue internationalement connu que je suis, je n’ai jamais autant éprouvé l’intensité particulière de ce bonheur-là, cette force qui, pour un temps vous arrache à la terre et, comme sous l’effet d’une drogue vous maintient dans un état second pendant lequel l’univers qui vous entoure semble plein d’empathie, je ne l’ai jamais autant éprouvé que le jour où, dans ma vingtième année, mon premier recueil de poèmes a été accepté chez un éditeur relativement connu. L’intensité de mon bonheur était telle que je ne pus dormir plusieurs nuits de suite et, même si la parution de l’ouvrage, ne fut pas la joie que j’espérais, ce moment-là fut un des moments forts de mon existence.

Ma seconde définition du bonheur concerne un état très différent car il ne naît pas d’une attente et de l’explosion sensible que produit cette fin mais d’une lente mise en état de veille, c’est un bonheur d’exil, un moment où, du monde, on se retire en soi pour, dans une espèce de tranquillité de l’esprit, dresser entre soi et le monde un filtre qui ne laisse rien de négatif passer. Et cet état résulte très souvent d’un désir volontaire: faire le vide en soin, se laisser envahir par toutes les ondes positives qu’émette tel ou tel environnement. C’est pour cela que j’adore la campagne, pour cela que j’ai acheté une villa au bord de l’océan entourée d’une grande surface de terre où rien ni personne ne peut venir me déranger. Ce bonheur-là crée des îles. Je fais, solitaire, une course en montagne par une belle journée d’été, parvenu au sommet je m’allonge sur un rocher et passe des heures à ne regarder que le ciel ou, éventuellement, le vol lent de quelques rapaces, ou bien encore je m’assied et contemple longuement les vallées sous moi sans que rien d’autre que cette vue ne vienne perturber mon esprit. Je ne suis alors qu’un corps respirant, sentant, percevant, palpitant de la grande vie de la nature. Je suis la nature. Et dans ces moments-là mon bonheur est intense.

Après une vie bien remplie, riche de péripéties diverses, je me suis retiré du monde et beaucoup de mes amis — le comte Duclos, la marquise de Saint-Point, Oriane Proust, Claudette Balpe, Ganançay, Albertine Mollet… mais je ne peux ici les nommer tous et toutes, tant ils sont nombreux — voudraient m’arracher à ma solitude et troubler ma tranquillité. Pourquoi? Pourquoi ne peuvent-ils comprendre que je suis absolument décidé à vivre dans ma campagne? Je n’y suis que depuis un an et il leur semble que ce soit une éternité, ma persévérance les étonne. Comment pouvez-vous, disent-ils, après avoir été si longtemps entraîné par le torrent du monde politique, y renoncer tout à fait? Mais je ne le regrette pas, au contraire, je sens la plupart du temps que ce retrait m’est nécessaire et je suis moins surpris de leurs sentiments qu’ils ne le sont des miens. A leur âge, avec tous les droits qu’ils ont de plaire dans leur monde, il serait bien difficile que rester dans leur société leur soit devenu odieux.

En ce qui me concerne, je regarde comme une bénédiction de m’en être éloigné avant d’être devenu importun. Je n’ai pas tout à fait cinquante ans mais j’ai épuisé tous les bonheurs que leur perpétuels mouvement laisse croire inépuisables. J’ai trop usé de la politique, trop usé de l’amour, trop usé des intrigues sociales pour y trouver encore quelque saveur. Toutes les passions aveugles et tumultueuses sont mortes en moi. J’y ai perdu quelques plaisirs mais je suis aussi exempté de toutes les souffrances et tous les ennuis qui les accompagnent et qui sont bien plus nombreux. Cette tranquillité, ou si vous voulez, cette espèce d’indifférence au monde et à ses enjeux est un dédommagement bien avantageux et, peut-être, l’unique bonheur qui soit à la portée de l’homme.

Qu’ils ne me croient pas privé de tout plaisir, j’en éprouve sans cesse un plus sensible et plus pur que le charme de l’amitié que certains d’entre eux continuent à me témoigner, c’est l’équanimité de mon esprit, l’équilibre parfait que permet la vie à la campagne entre la plénitude d’être dans une nature stable aux rythmes immémoriaux et les mouvements d’une pensée autrefois si sujette à l’angoissante question de l’adaptation incessante à des événements souvent imprévisibles et chaotiques. Je n’ai plus à penser à demain, plus à agir pour un futur dont la construction échappe sans cesse car, ici, chaque jour qui vient est inscrit dans celui qui précède. Parce qu’il est d’une régularité absolue, le monde dans lequel désormais je vis laisse l’esprit s’épanouir dans toute sa plénitude et toutes ses saveurs. Aujourd’hui, enfin, dans ma relative solitude, je vis pleinement.

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