Amours et mystères

Donc il y eut Gilberte entre nous. Les amours de JP et Roberte tiraient vers leur fin. Ils ne tenaient plus que par le sexe. Roberte était une jeune femme exigeante. Trop. Sans doute. Elle voulait que sa vie soit une surprise de tous les instants, détestait la routine, l'habitude. Il aurait fallu que JPB la surprenne sans cesse. Mais il est ni imaginatif, ni imprévisible. Il préfère la routine. Une fois qu'il s'est habitué à un lieu, il lui semble qu'il n'y a au monde aucun autre lieu où il pourrait vivre. D'où une très grande force d'inertie. Par ses demandes incessantes, son imprévisibilité, Roberte finit par la fatiguer. Chacun d'eux se mit alors, inconsciemment d'abord, puis avec de plus en plus de conscience, à désirer autre chose

Nous nous connaissions depuis prés de deux ans, nous nous fréquentions souvent et, tant que la passion de Roberte et Jean-Pierre fut à son comble, tant que celle de Gilberte et de moi planait dans l'irréel, aucun de nous n'aurait eu l'idée de regarder la compagne de léautre. Mais le bonheur est un état transitoire; sans épreuves, la vie deviendrait vite un succédané de sommeil… même si le rêve en fait souvent partie. Quand nous avons commencé, les uns et les autres, à rencontrer quelques difficultés, les regards ont changé: je voyais Roberte autrement, JP voyait Gilberte d'un autre œil et, pour Gilberte, il commençait à exister.

Un matin j'ai trouvé une lettre anonyme, non timbrée, dans ma boîte aux lettres : quelqu'un était venu la déposer là. Enveloppe quelconque, feuille de papier ordinaire. Aucune écriture sur l'enveloppe sinon un symbole que j'ai tout de suite reconnu puisque je l'utilisais pour signer mes contacts lorsque j'étais au Pérou: les armoiries de la ville de Gex-la-faucille, petite ville dans les environs de Genève (de gueule au chef portant l'inscription "Gex-la-faucille" à la face d'argent chargée d'un lion issant de gueule à la champagne de gueule portant six faucilles d'argent affrontées)? A l'époque — j'étais encore jeune — j'avais trouvé ce choix spirituel, le rouge et la faucille symboles communistes noyés dans un système iconique aristocratique. Qui pouvait soupçonner son utilisation comme moyen de communication révolutionnaire? Bref j'étais très fier de moi… Mais ça c'était du passé.

A l'époque dont je parle, je croyais avoir réussi à laisser tout ce passé de côté: j'espérais construire une vie normale, banale, celle de monsieur Toulemonde. Semble-t-il je n'y avais pas réussi. Seule une petite dizaine de personnes connaissaient ce signe de reconnaissance car il y avait peu de chances, tant nous étions méfiants, qu'il ait pu être transmis à d'autres. M'efforçant à ne pas montrer mon inquiétude à Gilberte, j'essayais de me souvenir de tous. D'abord, il y avait Proust, cela ne faisait aucun doute. Ensuite Saint-Loup, Charlus, Stanislas, Kharamidov, Baker, Ganançay, et trois femmes Trang, Leknar et une autre dont je n'arrivais pas à me souvenir du nom tant il était banal, Oriane ou Rachel, je ne sais plus. Tous étaient des pseudonymes mais tous m'évoquaient des actions, des lieux et des visages.