Une fête de village
Dehors la foule sort des gargotes ; rouges, ivres, rotant
la graisse des plats engloutis, pétant les gaz de la surabondance de nourriture
trop riche, les hommes forment rapidement des bandes qui, gueulant, chantant,
éructant des paroles définitives, parcourent les rues du village, interpellent
les quelques femmes encore dehors, pelotent celles qui le veulent bien,
troussent les filles de ferme qui n’ont rien à dire, injurient les autres,
donnent des coups de pieds aux chiens et aux cannettes de bière vides. Ici et
là, des pétards éclatent spontanément : les femmes se mettent aux fenêtres
envoyant des baisers aux hommes de leurs grasses lèvres trop rouges de rouge à
lèvre bon marché, riant de façon hystérique… Tout le village semble en liesse,
on sent à la poisseur de l’air que la victoire est proche…
Des feux de bengale, donnant aux maisons un aspect sinistre et
blafard, s’allument un peu partout et, dans un total oubli des rares
convenances admises ainsi que du calme ordinaire, le village se met à danser.
Dans les ruelles, sous les portes cochères, des ombres bougent car certains
profitent de cette folie collective pour se livrer à quelques plaisirs
interdits ou, du moins, apparemment méprisés.
En cette nuit cependant, Yann de Guillet de Laforce-Latour lui-même,
sortant du presbytère par la porte du jardin, s’exuse en trébuchant sur un trio
de jeunes scouts enlacés. Ceux-ci, d’ailleurs, n’interrompent nullement leurs
ébats car tous les villageois communient dans un même triomphe et les
autorités, bien trop habiles, ne se risquent pas à intervenir à un moment
pareil : cette excitation, ce charivari, ce carnaval, cette fête des fous
a une grande valeur politique puisqu’elle unit la foule dans une même haine du
péril prophétisé et dévoile la profondeur d’une crainte commune. Il est évident
pour tous les responsables que le village, par ce psychodrame impromptu,
redécouvre la nécessité de la lutte, se réapproprie son être et retrouve son
équilibre ancestral. Il ne sera désormais plus question de remettre en cause
les traditions. Il faut donc laisser faire et même, au besoins, entretenir
habilement l’hystérie collective.