Ferme de Deïdou, 19 heures 25
André Pagès regarde, repart et s'en va. Il a trop longtemps appartenu à la solitude
et ainsi désappris le silence. Quand il considère sa vie, il est épouvanté de
la trouver informe et la vie que l'on ne soumet pas à l'examen ne vaut pas la
peine d'être vécue. Certains survivent. Peut-être rêve-t-il à un autre monde… Il
n'espère plus l'ailleurs. Passion méticuleuse du silence… Il attend des paroles
vraies. Il n'a pas dormi, à peine s'il a mangé depuis plusieurs jours. Les
hommes d'ici ont des qualités rares. Il apprécie ces lieux muets, fermés sur
eux-mêmes. Le ciel pèse comme un édredon de plumes. Il est d'aujourd'hui et de
jadis. Il est entouré d'ombres, pense toujours à plusieurs choses à la fois. Il
voit le spectacle. Parfois il parle seul. Seule la rigueur dure. Le coassement
d'un corbeau trahit l'épaisseur du calme. Il contemple l'immensité immobile,
mais cependant mouvante qui s'étend devant lui. Le monde est là, il en fait
partie.
Le temps
ne peut pas vraiment compter. "C'est toujours compliqué et délicat de
faire revenir les morts, de souhaiter leur retour…" Peu à peu son
attention s'éveille en un sentiment jamais connu, comme si passaient en lui des
vibrations presque insensibles. André Pagès n'est plus entouré que d'ombres. Il
pense que son itinéraire commence où la piste s'efface. Dilatation de l'air…
Entièrement façonné par l'homme, le décor révèle sa nature dure et fière, il
voudrait pouvoir en décrire toutes les formes. Les lointains se perdent dans de
molles ondulations, à la plaine ont succédé les combes, le paysage tout entier
baigne dans la couleur verte, un vert comme suri de jaune. La terre est
engourdie dans un sommeil sans rêves. Dans ces infinités de nuances du jaune au
vert, le franc rouge brique de la terre a tout d'une provocation. Il marche
sans jamais s'arrêter, sans se retourner, personne ne peut dire où il va.
Le chien
noir et blanc sale tire anxieusement la langue.