Message de Boèce de Dacie
— XXXIII —
Paris, jeudi 24/12/2015,
00:39:60
Le temps est toujours exécrable :
très froid, haché de fréquentes giboulées de neige gelée fouettant à poignées
le vasistas opaque de la chambre. Sidney n’a rien à faire… Comme d’habitude. Il
n’a jamais aimé l’approche de Noël, cette fête pour familles unies et personnes
opulentes. Il se sent plus seul que jamais. Il a l’impression forte de n’être
sur terre qu’un insecte fragile à la merci de n’importe quel incident. Même le
plus ridicule. La banalité de cette constatation lui montre qu’il n’est guère
différent des autres, renforce sa mauvaise humeur. Il n’existe pas. Se dit
qu’il n’a jamais réellement existé. Cette pensée enfonce dans sa gorge une
poire d’angoisse qui l’étouffe. Il n’a nulle part où aller, rien à faire.
Personne à aimer ; personne qui l’aime. Le seul but un peu clair qu’il se
connaisse est celui de survivre, au jour le jour, sans visées, sans espoirs…
sans illusions.
Affalé sur son lit sale,
regard perdu dans les taches grisâtres d’un plafond sombre, mains tressées sous
la nuque, il s’égare dans des taillis sans perspectives de pensées confuses d’où
il ne sait comment sortir, s’enfonçant toujours davantage dans une morosité
apathique qui l’épuise d’inaction. Pour se laver le crâne de ces miasmes délétères,
il lui faudrait faire quelque chose, n’importe quoi… s’obliger à bouger… mais
il est incapable de se donner un but et l’idée qu’un peu partout autour de lui,
d’autres individus sont pétris d’affection et de joie l’enfonce toujours plus
dans la boue nauséeuse de sa conscience, la solitude crasseuse de sa bauge. Lui
qui se voudrait insensible, dur, est au bord des larmes… Il quitte le plafond
des yeux, regarde autour de lui comme s’il voulait se forcer à trouver quelque
chose, un indice, un signe qui lui donnerait le courage de s’arracher à cette
vase qui l’enlise. Son regard s’arrête sur la brochure à couverture noire
piquetée d’or que lui a remise Boèce de Dacie, celui qui se faisait appeler le
Maître-Intercesseur. Il la prend, l’ouvre et, bien que persuadé qu’il ne peut y
trouver beaucoup d’intérêt, commence à la lire :
“Mes frères, l’homme n’est
qu’un instrument entre les mains du Dieu d’Ordre et de Perfection qui n’en use
qu’à Sa guise pour des desseins insaisissables à SES créatures. Les hommes ne
peuvent que se taire et contempler ; ils ne peuvent que s’abandonner avec
confiance à SES mains qui les ont pétris et les portent vers l’avenir auquel,
de toute éternité, IL les destine. Il n’y a pas d’individu mais un troupeau d’êtres
indistincts et, dans les épreuves de la tempête, seuls ceux qui feront une
confiance absolue au Berger sauront trouver le chemin qui mène à la bergerie.
Dieu ne connaît rien d’autre que lui-même, le libre arbitre est une puissance
passive mue par les nécessités du désir. Qui se croit libre s’oppose. Qui
s’oppose se perd.
Le péché suprême est le péché
d’orgueil : l’homme ne pense pas, il est pensé par Dieu.
Tout ce qui advient ici-bas
est soumis à l’empire nécessaire des forces célestes. Les orgueilleux qui prétendent
le contraire ne sont que marionnettes manipulées par la force noire du Chaos
car la volonté humaine ne veut et ne choisit que par nécessité. Il n’y a en
effet qu’un seul intellect numériquement identique pour tous les hommes au sein
duquel, au service de SON but suprême, des forces apparemment antagonistes mais
en fait complémentaires dans l’avancée qu’IL pense et veut, combattent, jusqu’à
la fin qu’IL s’est donnée. Forces de l’Ordre et du Désordre, tensions fécondes
de l’Unique et du Multiple.”