Fuite dans le silence blanc
— XXIII —
Oléniek, mardi
22/12/2015, 05:51:43
Depuis trois ans,
depuis l’horrible nuit de son immense déception amoureuse, Irina Karaminskaïa
parcourt la Sibérie. À vingt-sept ans lorsque l’écrivain dont elle était en secret
follement éprise refusa de l’accueillir chez elle et de tout abandonner le soir
où elle avait décidé de se livrer à lui, Irina a fui Saint-Pétersbourg sans
retour. Elle ne nie pas la folie de sa démarche : venir un soir chez un
homme célèbre, marié, qui plus est père de deux enfants, lui déclarer tout à
trac sur son palier qu’elle avait décidé de vivre avec lui… Même pour un russe,
c’était un peu surprenant. Qu’importe… l’amour vrai n’est pas rationnel On s’y
livre entièrement, ou on n’aime pas… Irina était folle d’amour. Blessée au plus
profond de son âme, elle ne pouvait, à la suite de cet échec, que fuir. Le plus
loin possible gardant pour elle la brûlure de son amour trahi… Son amour lui
ordonne de vivre seule dans la Russie profonde et désertée, d’aller de ville en
ville sans jamais se fixer.
Le matin du 22 décembre
2015, quand, vers six heures, elle s’éveille à l’hôtel Annenski. C’est son
quatrième jour à Oléniek, petite ville glaciale, sans charme, sur le fleuve du
même nom. Aucune raison de se trouver là. Elle s’y trouve. Comme demain — ou
après-demain — elle sera ailleurs : Tessei, Jyiansk sur le fleuve Léna… Au
hasard des rares vols qu’elle peut emprunter, des convois de camions, des déplacements
de chasseurs… des rencontres qu’elle suit quelques jours puis délaisse pour
d’autres. Là ou ailleurs. Aujourd’hui ou demain. De toutes façons, peu lui
importe… elle ne peut vivre heureuse sans son amour. Où qu’elle aille, il fera
toujours aussi froid… Comme la majeure partie active de la population mondiale
qui travaille par l’intermédiaire du réseau, elle n’a aucun besoin de se fixer à
tel endroit plutôt qu’à tel autre. Il lui suffit de disposer d’un relais —
physique ou satellite — où brancher son ordinateur pour travailler à
distance. En ce sens, la Sibérie apparaît comme un choix raisonné car l’Europe,
soucieuse de stimuler le développement de ses régions pauvres, accorde des
tarifications très préférentielles aux connexions qui en viennent. Il est moins
coûteux de se connecter sur Paris à partir d’Irkoutsk qu’à partir de Grenoble.
Beaucoup de travailleurs du réseau ont choisi de passer leur vie ainsi, d’une région
pauvre à l’autre, conciliant travail et tourisme… Son choix n’a pas été économique,
mais sentimental : il vient de la nécessité de maintenir intacte la
violence de son amour; pour cela, de se retirer du monde. Ainsi ne vit-elle
plus que dans le souvenir de sa passion. C’est mieux que le suicide. Continuant
à vivre, elle est un conservatoire, le tabernacle de sa passion. Elle est
passion. C’est ça qui la fait vivre, cette sève invisible montant dans la
plante, née de la plante, qui en assure la croissance.